On nous la sert matin, midi et soir, commentée par des politiques, des experts ou par le tout-venant ; on en discute à table lors de repas de famille ; mais en fin de compte, qui donc s’y retrouve ? La crise : d’où vient-elle ? Jusqu’où ira-t-elle ? Y a-t-il des pistes pour en sortir ? Mieux la comprendre, c’est déjà refuser la fatalité.
D’ailleurs, le terme crise est-il adéquat ? Une de plus, serait-on tenté de dire ! Après la crise boursière de 1929, la crise pétrolière de 1973, la crise mexicaine de 1982, la crise asiatique de 1997, la crise des subprimes de 2007… On parle aussi de déclin social, de dégâts environnementaux… S’agit-il de diverses crises ou d’un seul et même phénomène ? Y a-t-il eu erreur de manipulation ou bien la machine est-elle tout simplement défectueuse ? Quels changements à court, moyen et long termes envisager ?
Redresser la barre de l’économie est un impératif, mais les moyens pour y arriver sont sujets à discussion. Motif : un diagnostic qui varie fortement. Ce qui semblait évident en 2008, au plus fort de la tourmente (faillite de Lehman Brothers, plans de sauvetage du secteur bancaire), ne l’est plus aujourd’hui.
On parlait alors de réguler la finance, de lutter contre l’évasion fiscale… Mais la crise de la dette publique dans plusieurs pays de l’Union européenne a renversé la tendance et favorisé la contre-offensive néolibérale, traduite en un mot : austérité. Il faudrait donc brider les gouvernements et assainir les dépenses publiques… Pour Pierre Larrouturou, économiste français, c’est se tromper de cible prioritaire. S’il ne nie pas qu’une gestion budgétaire réaliste est importante, il est de ceux qui postulent que « c’est d’abord et avant tout une crise du capitalisme dérégulé et non pas une crise de l’État-providence. [1] » Mais comment en est-on arrivé là ?
ans l’après-guerre et jusqu’aux années 70, une sorte de contrat gagnant-gagnant avait été passé entre classes populaires et dirigeantes ; les uns acceptaient l’économie de marché et la propriété privée, les autres garantissaient la démocratie politique et la protection sociale. [2]
On appliqua alors une nouvelle recette : l’assouplissement des politiques monétaires, au risque de laisser filer l’inflation. Mais en 1979, précisément pour lutter contre l’inflation, le gouvernement des États-Unis décida unilatéralement d’une hausse drastique des taux d’intérêt, qui eut des répercussions partout dans le monde, répandant le chômage et provoquant l’explosion des dettes publiques par l’augmentation des charges d’intérêts.
Les années 80 marquèrent un tournant dans les politiques socio-économiques. C’est alors que débuta l’ère néolibérale, avec les administrations Reagan et Thatcher pour têtes de file. La dérégulation des marchés financiers se greffa sur cette évolution.
Pour tenter de maintenir la paix sociale, dans beaucoup de pays, l’État dut se substituer à l’inflation par l’emprunt… et donc davantage d’endettement public. Parallèlement, les inégalités de revenus continuèrent de se creuser, à cause du déclin de la syndicalisation et de la réduction des dépenses sociales, combinés avec une fiscalité de plus en plus lâche (en faveur du capital).
En compensation, les ménages et les entreprises eurent la possibilité de continuer de consommer à crédit. Cette politique, appliquée entre autres par l’administration Clinton, fit en sorte que les individus furent invités « à contracter des emprunts à leurs risques et périls pour payer leurs études ou pour s’installer dans des quartiers moins pauvres », analyse Wolfgang Streeck, directeur de l’Institut Max-Planck. « Les crédits subprime, et la richesse illusoire sur laquelle ils reposaient, vinrent se substituer aux allocations sociales (que l’on supprimait) et aux augmentations de salaire (alors inexistantes au plus bas de l’échelle d’un marché du travail flexibilisé). [3] » Le modèle des États-Unis inspira les Européens. Cet échafaudage bancal s’effondra en 2008.
Les solutions proposées par les décideurs se sont résumées jusqu’à présent à quelques lieux communs de l’idéologie capitaliste
« Tandis que l’ensemble du système financier mondial menaçait d’imploser, les États-nations tentèrent de restaurer la confiance économique en socialisant les emprunts toxiques » poursuit M. Streeck. « Combinée à la relance nécessaire pour prévenir un effondrement de l’"économie réelle", cette mesure engendra un creusement spectaculaire des déficits publics. »
On en est là. Les banques privées, « trop grosses pour faire faillite », soumettent les États à une pression maximale, les sommant de rembourser leurs dettes, tout en leur demandant des garanties qui risquent de les endetter encore davantage ! Pendant ce temps, leurs dirigeants continuent d’encaisser des bonus démesurés, tandis que la spéculation se poursuit, comme si de rien n’était…
Les solutions proposées par les décideurs se sont résumées jusqu’à présent à quelques lieux communs de l’idéologie capitaliste : répartir l’effort de rigueur, fixer une « règle d’or » afin de maîtriser les dépenses publiques, ne pas décourager l’investissement, favoriser la concurrence, rassurer les marchés, promouvoir la relance… Austérité et croissance, en d’autres termes le bâton et la carotte ! Par-delà l’incohérence de ces deux « remèdes » (l’austérité plombe la croissance !), relevons le peu de vision à long terme, la non-prise en compte du désarroi social, ainsi que le manque d’un projet de société durable.
Bilan après quelques années de cette cure draconienne : d’après Eurostat [4], le taux de chômage dans la zone euro s’élevait à 11,6% en septembre 2012 (10,3% à la même époque en 2011), le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans grimpait à 22,8% dans l’UE27 ; en Grèce et en Espagne, plus d’un jeune sur deux est concerné ! Toujours d’après Eurostat, « en 2010, 23% de la population de l’UE27 était menacée de pauvreté ou d’exclusion sociale. » Un pourcentage qui atteint encore les 19,7% en Allemagne, pourtant présentée comme un modèle de réussite. [5]
Il est dramatique de constater que la pauvreté et le chômage sont utiles au maintien du système. Ils permettent par exemple aux employeurs de faire jouer la concurrence et de maintenir les salaires bas (« si vous n’êtes pas content, d’autres attendent »). Ce nivellement par le bas s’opère de plus en plus entre pays aussi (délocalisations, assouplissement de la fiscalité, etc.).
Les idées ne manquent pourtant pas, qui visent à mettre en place un modèle différent, plus humain. Mais avant de les ébaucher, il est bon de s’attarder sur les conséquences sociales et écologiques du fonctionnement économique de nos sociétés.
« On nous apprend à juger de la réussite d’après l’importance de nos salaires ou la taille de nos automobiles, alors que ce qui compte, c’est notre capacité à servir autrui, la qualité de nos relations humaines. »
Martin Luther King
Avant la crise déjà, la hausse des inégalités au sein des économies dites développées était frappante. D’après l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), « dans les économies avancées, le revenu moyen du décile le plus riche de la population représente environ neuf fois celui du décile le plus pauvre. Même dans des pays à tradition égalitaire tels que l’Allemagne, le Danemark et la Suède, l’écart entre les riches et les pauvres est passé de 5 à 1 dans les années 80 à 6 à 1 désormais. Il est de 10 à 1 en Corée, en Italie, au Japon et au Royaume-Uni, atteint 14 à 1 aux États-Unis [6]. »
Comme le démontre le graphique ci-dessous (source : OCDE, 2011), le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités, a augmenté de près de 10 % entre 1985 et 2008. Parmi les raisons invoquées dans l’analyse de l’OCDE, on trouve entre autres : le peu d’impact positif de la mondialisation sur l’emploi et les salaires, des évolutions technologiques profitant aux travailleurs les plus qualifiés, l’inégalité de la distribution des revenus non salariaux, le déclin des dispositifs de redistribution…
Simplement pour resituer dans quelle (dé)mesure se situent ces inégalités : le revenu annuel du tant décrié Bernard Arnaud s’élevait en 2010 à 3 928 milliers d’euros, soit 305 années de Smic, le salaire minimum en France (hors stocks-options, actions gratuites, dividendes et avantages annexes !). [7]
Outre ces inégalités, le fonctionnement de l’économie a d’autres répercussions évidentes sur l’évolution sociale de la société. L’une des principales fut illustrée de manière choquante, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, lorsque George W. Bush n’eut de meilleur conseil à fournir à ses concitoyens que d’aller « faire du shopping ». Il ne fallait surtout pas que l’abattement fasse chuter la consommation, condition indispensable au maintien de la croissance économique !
La croissance est au coeur même de la logique du système capitaliste. Le PIB en est l’indicateur clé (si discutable soit-il) : il doit donc augmenter continuellement. Toute stagnation constitue un signal d’alarme, tout recul s’assimile à un échec qui, par ricochets, engendre des effets dramatiques : licenciements, compressions de salaires, baisses des recettes de l’État, pression sur la sécurité sociale…
Si la production ne peut diminuer, cela signifie que les autres étapes du cycle doivent suivre, c’est pourquoi « la surconsommation est effectivement devenue indispensable au mouvement d’expansion de nos économies. Un recul de la consommation peut provoquer un blocage des investissements des entreprises, une diminution de la production, des débauchages ou, à défaut, du chômage technique. Globalement, ce système économique ne peut perdurer que si les populations consomment de plus en plus des mêmes marchandises, ou bien de nouveaux types de marchandises, ce qui implique que s’étende le champ des activités monétarisées et lucratives. [8] »
Les conséquences sur le quotidien de M. et Mme Tout-le-monde sont innombrables. Un exemple flagrant en est la piètre qualité de beaucoup de produits et leur obsolescence programmée (des ustensiles tels que certains produits électroménagers sont conçus pour ne pas durer, afin d’être remplacés, ce qui alimente la consommation). Le gaspillage qui en résulte se passe de commentaires.
Autre conséquence du consumérisme sur la vie de chacun : l’attachement psychologique lié à nos possessions matérielles. L’acquisition d’objets peut apporter la reconnaissance sociale. Posséder tel ou tel bien (une belle voiture, un portable dernier cri) peut donner une certaine forme de prestige.
Dans un premier temps, la rareté apporte cette distinction sociale. Ensuite, « la comparaison sociale – la course au standing avec les voisins – a vite fait d’élargir la demande de produits rencontrant le succès et de faciliter la production de masseJACKSON T., Prospérité sans croissance, De Boeck, Bruxelles et Etopia, Namur, 2010, p. 106. », remarque Tim Jackson dans son excellent ouvrage Prospérité sans croissance.
On devine cependant les limites de cette logique : la frustration qu’elle engendre, car il n’est pas possible de toujours acquérir ce que l’on désire, surtout lorsqu’on dispose de moyens réduits ; la multiplication des messages provocateurs du marketing ; la compétition entre consommateurs. D’où le désir d’être riche, pour pouvoir s’offrir ce qu’on veut et dépenser sans compter.
Pourtant, la consommation et l’opulence ne sont pas suffisantes pour assurer le bien-être, comme le démontre une étude menée à l’UCL, qui conclut : « En premier lieu, toute richesse est relative : au fil de la croissance économique, nos aspirations sont continuellement révisées à la hausse, soit parce que nous nous habituons à notre situation et relevons nos normes, soit parce que nous nous comparons à nos voisins dans une course permanente à qui sera le mieux loti.
Deuxièmement, la richesse n’est pas tout : la satisfaction de vie ou le bien-être dépend de quantité de facteurs qui peuvent être étrangers à la croissance (douceur de vie affective) ou lui être, par certains aspects, négativement corrélés (en matière d’environnement ou de santé par exemple). [9] »
La consommation et l’opulence ne sont pas suffisantes pour assurer le bien-être.
La recherche de richesse et de distinction sociale se traduit souvent par une recherche parallèle : réussir dans la vie, ce qui souvent signifie avoir une bonne situation (un emploi rémunérateur). Par conséquent, dans les relations sociales, ne pas avoir de travail entraîne souvent une perte de dignité.
Cela dit, disposer d’un travail n’est pas la panacée. Tim Jackson observe par exemple un phénomène de « récession sociale » au sein de la société occidentale moderne [10], dont les symptômes les plus manifestes sont l’anxiété, la dépression, l’alcoolisme, l’isolement, l’apathie politique. On peut y ajouter le manque de motivation au travail (bosser parce qu’il faut bien gagner sa croûte), la routine (métro-boulot-dodo), la pression (obligation de compétitivité).
Une sorte de chasse aux sorcières s’est déclenchée, visant les personnes accusées de vivre au crochet des autres, les « assistés ». Entendez : les chômeurs principalement, mais aussi certains immigrés, et de manière générale toute personne bénéficiant du revenu d’intégration sociale.
Entre les sorties médiatisées de Nicolas Sarkozy glorifiant le « vrai travail » et celles du président du MR en Belgique (« Il faut mettre fin au système d’assistanat [11] »), l’homme de la rue emboîte facilement le pas, comme en témoignent nombre d’entretiens rapportés par Catherine Herszberg dans son ouvrage Mais pourquoi sont-ils pauvres ?
L’auteure souligne le lien communément établi par les personnes interrogées entre le fait d’avoir un emploi et celui d’être digne aux yeux de la société. « Celui qui perd l’emploi perd tout demeure le sentiment général, même quand l’emploi se perd », relève-t-elle. « Et pour ne pas en être privé, les concessions doivent être sans limites. Qu’importe le contrat, le contenu, le salaire, la localisation, l’essentiel étant de s’adapter – jusqu’à la soumission ou l’humiliation, comme le suggère Agnès (infirmière) : "Il y a quand même du travail, mais il faut pas faire le difficile, c’est pas toujours évident, il faut commencer peut-être à faire un peu le larbin." [12] »
Cette flambée participe Vous n’avez pas de travail ? C’est que vous ne cherchez pas assez ! On vous discrimine ? C’est que vous ne faites pas assez d’efforts pour vous intégrer ! Vous vivez dans la pauvreté ? Travaillez donc davantage ! Quant aux plus démunis, aux exclus (sans-logis, sans-emploi, sans-papiers), ils passent de plus en plus souvent pour des fardeaux dans la société.
…une tendance quasi générale à rendre la personne en difficulté coupable du problème qu’elle subit.
Ces accusations réductrices tiennent naturellement peu compte de la réalité de terrain : les licenciements massifs pour cause de restructuration ou de délocalisation, les queues interminables (où se trouvent des mères entourées d’enfants) pour remplir des démarches administratives rébarbatives, les efforts constants pour arriver à joindre les deux bouts, les choix cornéliens entre la paire de lunettes et l’excursion scolaire du petit… Mais faire des « assistés » les boucs émissaires est très pratique pour détourner des vrais problèmes l’attention du public.
La crise ne fait qu’amplifier le phénomène. Dans l’effort d’« assainissement budgétaire » et de « maîtrise des dépenses publiques », d’aucuns voudraient rogner les montants alloués à la sécurité sociale – une théorie pourtant réfutée par le prix Nobel d’économie Paul Krugman. « La crise de la zone euro n’a d’ailleurs rien à voir avec le coût de son système social [13] », affirme-t-il.
De manière générale, ce discours à l’encontre d’une frange de la population qui vivrait sur le dos des « honnêtes travailleurs », discours abondamment repris par le tout-venant, traduit un phénomène courant : la répétition sans prise de recul d’idées reçues.
Stigmatiser les chômeurs ne suffit pas dans la chasse aux boucs émissaires ; les étrangers constituent eux aussi des cibles idéales pour les débordements populistes. « La crise économique suscite des comportements racistes », relève un rapport du Réseau européen contre le racisme. La tendance s’observe tant dans la recherche d’emploi que dans le domaine de la justice, en passant par les systèmes éducatifs. [14]
« La crise économique suscite des comportements racistes. »
En Grèce, on est allé jusqu’à parler de « rafles » au mois d’août dernier, dans le but de débusquer les sans-papiers et de stopper « l’invasion des migrants illégaux » (près de 6 000 personnes arrêtées), cela en invoquant un « besoin de survie nationale ». [15] Le pays, ravagé par la crise et les plans d’austérité imposés par la troïka (UE, BCE, FMI), a vu aussi le retour sur la scène politique d’un parti néonazi, Aube dorée. En France, le score de la candidate du Front national au premier tour des élections présidentielles (18 % des voix) a aussi de quoi inquiéter. La Belgique ne fait pas exception, à en juger d’après les commentaires haineux postés sur les forums en ligne. L’islamophobie a particulièrement le vent en poupe.
On sait pourtant à quoi ces tendances, également consécutives à une crise, ont mené dans les années 30.
La crise économique a radicalement modifié les préoccupations des décideurs. La question environnementale s’en est trouvée reléguée bien loin dans l’ordre des priorités. Copenhague, Cancun, Durban, Rio+20 : les sommets internationaux sur le changement climatique se sont succédé, avec, à la clé, la même déception à chaque fois. Et ce fatalisme terrible souvent entendu, au mépris de la mobilisation citoyenne suscitée par ces grands événements : on ne pouvait pas faire mieux ! Il semble à présent que les grands de ce monde se désintéressent purement et simplement de cet enjeu majeur, présent et à venir.
Quel lien peut-il bien exister entre la crise environnementale et les autres ? La réponse se trouve dans ce mythe qu’est la croissance infinie de l’économie.
Les chiffres sont là, implacables, objectifs. Si l’économie mondiale continue de croître aussi vite que depuis un demi-siècle, elle sera 80 fois plus grande en 2100 qu’en 1950 ; un constat en totale contradiction avec les ressources finies de la planète. [16]
La croissance a sans doute ses atouts [17], mais elle comporte deux pièges : l’un concerne les producteurs, l’autre les consommateurs. La cage du producteur, expliquait Olivier De Schutter à l’occasion d’une conférence, « force chacun, comme agent économique, à être au moins aussi productif que le concurrent immédiat dans une course sans fin vers la rentabilité maximale, sous peine de disparaître. » Celle du consommateur le voit « condamné à prendre ses désirs pour des besoins ». [18]
Tim Jackson s’attarde abondamment sur ces idées. Il décortique, entre autres, la nécessaire capacité d’adaptation et d’innovation des entreprises pour survivre, ce qui les pousse à un processus de « destruction créatrice ». « Sans cesse, de nouvelles technologies et de nouveaux produits font leur apparition et relèguent les technologies et produits existants aux oubliettes. » Les entreprises qui ne tiennent pas le rythme risquent purement et simplement de péricliter.
« L’obligation de vendre plus de biens, d’innover en permanence, d’encourager un niveau toujours plus élevé de demande de consommation est alimentée par la recherche de croissance », relève le professeur Jackson. « La durée de vie des produits s’écoule au fur et à mesure que la durabilité est exclue de la conception des biens de consommation et que l’obsolescence y est incluse. La qualité est continuellement sacrifiée à la quantité.
Cette société qui balance tout à la poubelle n’est pas tant une conséquence de la gloutonnerie des consommateurs qu’une condition de survie du système. [19] »
Ce système porte en lui les germes des crises à répétitions que nous connaissons.
Cela suppose, à l’autre bout de la chaîne, l’envie perpétuelle d’acquérir du neuf, encouragée par la publicité et répondant à une logique matérialiste (cf. supra). Cette logique s’avère des plus dommageables, pour ne pas dire irrationnelle, dans un cadre écologique fini, mais tout le système est bâti pour nous y inciter – y compris quand nous n’en avons pas les moyens (d’où l’abus de crédits [20]).
Ce système porte en lui les germes des crises à répétitions que nous connaissons. C’est la structure même de la société qui est en question. Les quelques réponses politiques apportées jusqu’à présent se bornent à des mesures court-termistes ou à des leurres tels que la « croissance verte ».
« Promouvoir l’égalité, c’est retirer à la croissance son statut d’idole. »
O. De Schutter
Avant d’apporter des propositions de solutions, un fait saillant doit être souligné. Ces phénomènes économiques, sociaux et environnementaux existaient avant la crise – celle-ci en découle et n’a fait que les exacerber. Ce qui est inquiétant, c’est l’apathie qu’ils suscitent, en dépit de leur évidence. La pauvreté, la compétition tous azimuts et la détérioration écologique nous paraissent lointaines quand elles ne nous touchent pas directement. Comme l’écrit Tim Jackson : « nous souffrons de myopie quand nous regardons le monde. » Et cela pour une simple raison : nous sommes tous – citoyens, décideurs, entrepreneurs, riches ou pauvres – impliqués dans ce système qui est notre cadre de vie, la « caverne » qui nous berce de ses illusions. En sortir signifie aussi changer nos mentalités et nos modes de vie, et donc un retournement complet vers quelque chose que nous ne pouvons, à ce stade, qu’entr’apercevoir.
Les propositions évoquées ci-dessous visent, d’une part, un redressement urgent de la situation et, d’autre part, la réflexion sur une structure nouvelle. De toute évidence, ces mesures impliquent un courage politique certain et, de préférence, un large consensus international – une précision qui n’est pas anodine dans un contexte politique où le poids des banques centrales mais aussi l’influence corrosive des lobbies s’accroissent dans la prise de décisions.
Pour mettre un terme à la pression qui pèse sur les États et leurs contribuables, il est urgent de desserrer le garrot de la dette, en commençant par se poser la question de son bien-fondé. Cela passe par un audit de la dette publique, permettant de répudier la partie retenue « illégitime » [21]. Le reliquat devrait être refinancé à des taux proches de 0%. [22]
En sortir signifie aussi changer nos mentalités et nos modes de vie.
Deuxièmement, pour ne pas rechuter dans un avenir plus ou moins proche, deux dispositions s’imposent : d’une part, réguler le secteur financier (taxe sur les transactions financières, lutte contre les paradis fiscaux, séparation des banques de dépôt et des banques d’affaires, distinction des activités bancaires et des assurances) ; et, d’autre part, remodeler la fiscalité (taxer les plus-values, améliorer la progressivité de l’impôt sur les personnes physiques, mettre fin à la baisse de l’impôt sur les sociétés et à la concurrence fiscale entre pays de l’UE, lutter contre la fraude et l’évasion fiscales, lever le secret bancaire).
Troisièmement, des finances publiques plus saines permettraient l’investissement dans des services publics de qualité, dans le cadre de programmes sociaux et écologiques, tout en gardant à l’esprit, de manière générale, que l’investissement économique doit servir à l’épanouissement des citoyens d’aujourd’hui et de demain.
Cela implique la recherche d’indicateurs plus complets que le PIB. Une économie basée seulement sur le capital et la croissance du PIB n’est pas efficace, et certainement pas au service du bien commun.
Qui dit remise en cause du dogme de la croissance, dit aussi consommer autrement. Actuellement, en matière de consommation, c’est souvent le portefeuille qui décide ! Dès lors, répercuter le coût environnemental et social (pollution, transport, conditions de travail) dans les prix donnerait clairement l’avantage aux produits fabriqués dans le respect des travailleurs et de l’environnement, et favoriserait de facto les circuits courts, alimentaires par exemple.
En complément, pour limiter la compétition à l’échelle mondiale, un organisme de contrôle international veillant au respect des normes environnementales et sociales (notamment celles déjà édictées par l’Organisation internationale du travail) devrait être créé.
Cependant, malgré ces dispositions, le conditionnement des consommateurs risquerait de prolonger la logique du toujours plus ; c’est pourquoi il est essentiel de fixer des limites strictes à la publicité et d’interdire par exemple tout démarchage spécifique à l’adresse des enfants.
Enfin, dans la recherche de nouveaux paradigmes, il convient de promouvoir ces laboratoires d’un meilleur vivre-ensemble que sont les nombreuses initiatives locales telles que les groupes de simplicité volontaire, systèmes d’échange locaux, groupements d’achat en commun, Repar’Cafés, jardins partagés, slow food, etc.
Les inégalités s’accompagnent de frustrations, de tensions et de violences. Elles sont souvent injustes. Les réduire est donc une simple question de bon sens et d’éthique. Mais par surcroît, la recherche de conditions plus égalitaires répond directement aux contraintes d’un modèle de société écologiquement viable.
En effet, dans une société égalitaire, plus besoin d’envier son voisin, ni de se repositionner dans la hiérarchie sociale par l’acquisition de biens superflus ! Une mesure tendant vers cet objectif pourrait prendre la forme de salaires minimum et maximum. [23]
Une politique du genre ambitieuse s’impose également à ce niveau. La parité homme-femme en matière de salaire et de représentation dans les instances décisionnelles relève de l’évidence, bien qu’on en soit encore loin, mais il ne s’agit pas seulement de cela. « Nouer des contacts avec les voisins, préparer des dîners, s’occuper des enfants, des personnes âgées, ces activités sont sous-évaluées, sous-valorisées, voire méprisées dans nos sociétés, parce que ce sont les activités traditionnellement confiées aux femmes », décrypte le professeur De Schutter. « Au contraire, on valorise un homme qui part tôt et revient tard, qui gagne de l’argent parce qu’il marchande le service qu’il rend à la société. Il faut donc revaloriser les fonctions traditionnellement associées à la femme et partager ces fonctions comme l’on partage le travail. [24] »
La question de l’égalité se pose également en ce qui concerne l’accès aux ressources – le manque d’accès, d’une part, paupérise et affame littéralement des populations ; quand la surabondance de biens concentrés entre les mains d’une minorité, à l’opposé, dilapide le patrimoine de la planète. La répartition des richesses, non seulement en termes de revenus mais aussi de disponibilité des ressources élémentaires (eau potable, terre, logement, énergie, mais aussi accès à l’emploi, au savoir, à la culture, pour ne citer que quelques exemples) doit devenir une priorité politique absolue, dès aujourd’hui ! On viserait alors un point d’équilibre où les besoins de chacun seraient satisfaits, tout en préservant les chances des générations à venir. Les initiatives dans la mouvance de la sobriété heureuse s’inscrivent dans ce cadre.
Le travail est un contre-sens s’il ne sert qu’à gagner sa croûte.
Repenser le fonctionnement de la société vers plus d’égalité implique de revoir notre rapport au travail. Alors qu’autrefois l’on associait travail à labeur, on le glorifie aujourd’hui, quoi qu’il en coûte pour le travailleur et quelle que soit la finalité de son travail. Car on voit ainsi se développer une économie qui utilise les humains comme des instruments au service de la rentabilité financière. C’est pourquoi le généticien et penseur Albert Jacquard préconise de distinguer « ce qui est véritablement "travail" subi de ce qui est "activité", que ce soit un emploi au service de la collectivité ou une fonction délibérément choisie, gratifiante, même si elle provoque une intense fatigue. [25] »
Pour redonner sens au travail et le mettre au service d’une société prospère et durable, on peut : en revoir la charge par la réduction du temps de travail (diminution des horaires hebdomadaires, accès à la pension / prépension anticipés, interruptions de carrière, congés parentaux, etc.) ;
le répartir plus équitablement, résorbant de la sorte le chômage et favorisant un meilleur partage des ressources ;
imposer des normes internationales respectant l’intégrité physique et psychologique du travailleur, dans un cadre non productiviste ;
valoriser et développer en priorité une « économie de Cendrillon » (expression empruntée à Tim Jackson), à savoir des secteurs d’activités, non pas voués à engranger des profits, mais contribuant positivement à l’épanouissement : santé, enseignement, loisirs, culture…
« Tout ce qui est or ne brille pas. Tous ceux qui errent ne sont pas perdus. »
J.R.R. Tolkien
La crise n’est que la partie émergée de l’iceberg, mais elle met en relief le danger qu’il y aurait à continuer de foncer dans la même direction. Questionner le modèle dominant relève désormais de la simple clairvoyance. Les propositions qui s’en écartent ne manquent pas ; elles visent à privilégier d’autres paradigmes que la croissance économique, à remettre le relationnel au centre de la vie sociale. Il n’existe pas de solution toute faite. Néanmoins, pour sortir de la pénombre, il faudra quitter les sentiers battus et avancer à tâtons, peut-être en s’inspirant de ceux qui semblent marginaux à l’heure actuelle – qui sait s’ils ne sont pas les précurseurs de demain ?
Renato Pinto
Vivre Ensemble Education
[1] LARROUTUROU P., C’est plus grave que ce qu’on vous dit… mais on peut s’en sortir !, Nova Éditions, 2012, p. 40.
[2] Cela fonctionna à peu près, tant qu’on approchait du plein emploi et jusqu’à ce que la croissance décline. Il y avait aussi des laissés-pour-compte durant les Trente Glorieuses, en témoigne par exemple le fameux appel de l’abbé Pierre, le 1er février 1954.
[3] STREECK W., « La crise de 2008 a commencé il y a quarante ans », Le Monde diplomatique, 01.2012, p. 11.
[4] Communiqué de presse du 31.10.2012.
[5] Communiqué de presse du 08.02.2012.
[6] http://www.oecd.org/els/social/inegalite, consulté le 02.10.2012.
[7] http://www.inegalites.fr/spip.php?article346&id_mot=164, consulté le 03.10.2012.
[8] Groupe Marcuse, De la misère humaine en milieu publicitaire. Comment notre monde se meurt de notre mode de vie, Édictions La Découverte, Paris, 2010, p. 49.
[9] CASSIERS I. et DELAIN C., « La croissance ne fait pas le bonheur », Regards économiques, Louvain-la-Neuve, 03.2006., p. 11.
[10] JACKSON T., op. cit., p. 148.
[11] VAN DE WOESTYNE F., « Charles Michel : "Il faut mettre fin à l’assistanat" », www.lalibre.be, 28.04.12.
[12] HERSZBERG C., Mais pourquoi sont-ils pauvres ?, Paris, Éditions du Seuil, 2012, pp. 156-157.
[13] GATINOIS C. et LACOMBE C., « L’inflation n’est pas le problème, c’est la solution », Le Monde, 31.01.2012, p. 14.
[14] « La crise économique accentue les comportements racistes dans l’UE », www.lalibre.be, 21.03.12.
[15] D’OTREPPE B., « Les terribles rafles grecques », www.lalibre.be, 07.08.12.
[16] JACKSON T., op. cit., p. 30.
[17] On ne peut décemment pas prétendre à ce que les plus démunis, notamment dans les pays les plus pauvres, n’accroissent pas leur accès aux ressources indispensables. Le questionnement sur la croissance concerne sa logique productiviste et matérialiste, ainsi que la recherche effrénée de profits à laquelle elle mène.
[18] DE SCHUTTER O., « Homo consumens », les origines culturelles de la consommation sans fin, conférence du 23.08.2012.
[19] JACKSON T., op. cit., pp. 104-105.
[20] « Les Belges ont de plus en plus de mal à payer leurs crédits », www.rtl.be, 06.09.2012.
[21] Le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde (CADTM) considère illégitime « une dette contraire à la loi ou à la politique publique, injuste, inadaptée ou abusive ; une dette que le pays endetté ne peut être contraint de rembourser puisque le prêt ou les conditions attachées à l’obtention du prêt violent la souveraineté et les droits humains. », http://cadtm.org/Chapitre-1-La-dette-illegitime-de, consulté le 31.10.12.
[22] Pour plus de détails sur la faisabilité de cette mesure, lire LARROUTUROU P., op. cit., pp. 43-48.
[23] À propos du plafonnement des hauts revenus, lire PIZZIGATI S., « Plafonner les revenus, une idée américaine », www.monde-diplomatique.fr, 02.2012.
[24] DE SCHUTTER O., op. cit., p. 10.
[25] JACQUARD A., J’accuse l’économie triomphante, Le Livre de Poche, 1995, p. 57.