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11 octobre 2021  Archives des actualités

Analyse

Pas une faveur, des droits !

Régularisation des personnes sans papiers

Mai 2021, 475 personnes sans papiers entrent en grève de la faim. Juillet, la grève se prolonge, les cartes blanches se multiplient dans la presse, les reportages témoignent de situations affolantes. Alors, les politiques réagissent, la majorité gouvernementale s’effrite, la tension monte. Fin juillet, les grévistes ont mis fin à leur action après avoir obtenu la mise en place d’une zone neutre pour réintroduire leur demande de régularisation… Et après ?

Deux mois sous les projecteurs

Mi-juillet, de terribles inondations dévastent la Wallonie ; l’opinion publique a autre chose en tête qu’une poignée de personnes sans papiers qui crèvent la faim. Le secré- taire d’État à l’Asile et à la Migration se veut à l’écoute, mais campe sur ses positions.

Fin-juillet, les grévistes ont mis fin à leur action. Ils ont obtenu… la mise en place d’une « zone neutre » où ils pourront exposer leur situation et recevoir des conseils ciblés.

Août, le sujet a disparu des écrans radar. En dépit de la tournure dramatique de la situation, et de l’attention médiatique accrue durant quelques semaines, les personnes sans papiers sont retournées dans l’anonymat et la vulnérabilité qui caractérisent nombre d’entre elles.

Et pour cause… Pendant un temps, on s’est attardé sur les parcours de vie (enfin un peu de visibilité pour ces témoins de l’ombre !) et sur les conséquences sanitaires de la grève de la faim. Émotion, récits poignants, dramaturgie… et, une fois de plus, l’enjeu structurel est passé au second plan.

Les protagonistes

Évitons le piège de reléguer les actrices et acteurs principaux au rang de figurants en les enfermant uniquement sous le vocable « sans-papiers ». Ce terme s’est tellement banalisé qu’on en oublie sa violence ! La personne ainsi qualifiée n’est plus définie pour qui elle est, mais par ce qu’elle n’a pas. On ignore son nom, son parcours et tout ce qui fait son humanité. Sans-papiers… Personnes en séjour illégal…

Ces hommes et ces femmes sont probablement celles et ceux qui, en Belgique, souffrent du manque le plus criant de considération. Parce qu’ils ne disposent pas des documents adéquats, ils n’ont aucun droit, si ce n’est l’aide médicale d’urgence (à géométrie variable selon les services) et la scolarité des enfants.

Nous les appellerons donc par leurs noms : Hassan, Kiran, Karima, Mohammed, Nezha et tant d’autres… Autant de visages, autant d’itinéraires, autant de récits, autant de vies…

Beaucoup vivent dans nos régions depuis plusieurs années et travaillent (sans protection sociale et, souvent, pour des salaires dérisoires). Tous consomment (et contribuent donc aux finances publiques via la TVA). Certains font du bénévolat.

Dresser un portrait-robot ne pourrait être que réducteur. En miroir, cependant, c’est la société d’« accueil » que l’on distingue. « Écouter les procédures, c’est plonger dans le monde kafkaïen de l’administration belge. Les dossiers, les refus, les recours, encore et encore », écrit une journaliste. [1]

« On veut exister sur le territoire belge parce que ça fait des années qu’on est ici », explique Hassan par voie de presse. D’où cette occupation, puis cette grève de la faim. « On sacrifie notre santé pour la liberté, la dignité, l’égalité », témoigne Nezha. Un message adressé au gouvernement et singulièrement au secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Sammy Mahdi.

Humain, ferme… et médiatique

Pour la société civile, ce qui distinguait nettement Sammy Mahdi de son prédécesseur (au moins dans un premier temps), c’était un changement de ton et une ouverture au dialogue. Contrairement à Theo Francken, le décideur issu du CD&V se veut à l’écoute et, depuis le début de son mandat, a reçu à de nombreuses reprises des délégations d’associations.

Concernant les personnes sans papiers, toutefois, l’accord de gouvernement Vivaldi (2020) annonçait d’emblée la couleur en ne proposant aucune solution.

À l’issue de la séquence vécue en juin-juillet 2021, le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration a beau se plaindre de passer pour « le méchant » [2], il n’a pas perdu grand-chose dans l’affaire. Sa ligne de conduite demeure inchangée : pas de régularisation collective ; aucun changement d’orientation dans sa politique ni même dans la procédure, qu’il estime « juste, correcte et humaine ». Parallèlement, il aura bénéficié d’une exposition médiatique, sans doute difficile à gérer sur le moment mais qui peut lui être profitable à moyen terme (malgré une politique fortement décriée, son prédécesseur Theo Francken jouissait d’une cote de popularité enviable, même en Wallonie).

Concédons-lui la difficulté « d’avoir un échange respectueux » sur le sujet de la migration, à cause des positionnements souvent binaires. Plus discutable, à nos yeux, est sa manière d’affirmer qu’il n’y a pas « que la N-VA et le Vlaams Belang qui ont des positions fermes là-dessus », sous-entendant qu’il en est tout à fait capable lui aussi. Ce faisant, M. Mahdi se rend-il compte qu’il prend comme étalon de comparaison la position des partis de droite radicale ou extrême ?

Il assume aussi que, dans le programme de son parti, « la régularisation reste un pouvoir discrétionnaire, qui est une faveur et pas un droit. »

Du politique à l’humanitaire

Aujourd’hui, de fait, la régularisation des séjours illégaux en Belgique est laissée au pouvoir discrétionnaire du secrétaire d’État et de son administration, qui analyse les dossiers au cas par cas. Les réponses positives le seront pour des raisons dites « humanitaires » ou « médicales ». Une justification qui n’est pas neutre.

En effet, les travaux de l’anthropologue Jacinthe Mazzocchetti démontrent un passage progressif « d’une régularisation par les droits citoyens à une régularisation par le corps souffrant ». Témoignages à l’appui, la chercheuse nous explique comment « le corps broyé, le corps souffrant, expression matérielle des désillusions, des colères et des désespérances, permet à certains d’être reconnus semblables, sans être reconnus égaux pour autant. » Ce « corps-souffrant […] est paradoxalement porteur de possibilités de régularisation. »

En d’autre termes, la question « est progressivement pensée non plus en termes politiques, mais en termes humanitaires : le crédit accordé au corps souffrant devient supé- rieur au crédit accordé au corps menacé et le droit à la vie se déplace du politique vers l’humanitaire. » [3]

D’où le recours à la grève de la faim, non comme une forme de chantage mais comme une ultime quête d’humanité.

L’enjeu

Au centre des revendications des personnes mobilisées (les grévistes, mais aussi leurs nombreux soutiens) : des critères de régularisation clairs, inscrits de façon permanente dans la législation ; le traitement des dossiers par une commission indépendante ; des décisions argumentées ; des procédures transparentes.

Sur le plan politique, l’idée d’une régularisation massive semble actuellement inaudible – la crise sanitaire ouvrait pourtant la voie à une opération de grande envergure pour raison exceptionnelle ; il n’en a rien été. Des précédents démontrent que l’idée n’est pas irréaliste (en 1999, par exemple) mais, de toute façon, il ne s’agirait que d’un one shot, alors qu’une évolution de la législation clarifierait la procédure actuelle, que d’aucuns dénoncent comme une « loterie ». En amont, ce sont davantage de voies légales de migrations qui sont nécessaires – ce qui éviterait de provoquer, en quelque sorte, la situation d’illégalité – mais cette demande reste lettre morte.

Les droits humains en point de mire

L’enjeu de la régularisation des personnes sans papiers est emblématique de toutes les luttes pour les droits humains.

Côté pile, cette revendication démontre que l’acquisition de droits induit un changement concret, collectif et structurel. « Nous ne cherchons pas la charité, nous sommes des travailleurs. Ce que nous voulons, ce sont des papiers », disait Hassan. Un changement de règlementation a potentiellement un impact sur la vie de milliers de gens – et même sur l’ensemble de la société, si l’on considère les retombées en aval (par exemple, et très concrètement, via les cotisations sociales des travailleurs et travailleuses régularisés).

Côté face, ce bras-de-fer montre précisément la « face » la plus sombre de notre humanité, capable (et coupable) de traiter des humains comme des êtres de seconde zone, sous prétexte qu’ils n’entrent pas dans les bonnes cases.

Comme l’explique Benoit Van Keirsbilck, membre du Comité des droits de l’enfant des Nations Unies, « si l’on procède à une évaluation purement rationnelle des coûts et des bénéfices de la politique actuelle, détachée des dimensions idéologiques et partisanes, la balance pèse de manière évidente du côté d’une régularisation massive, la plus rapide possible. La démonstration a déjà été faite : la précarité permet le maintien de pratiques mafieuses (exploitation par les marchands de sommeil, travail au noir, exploitation sexuelle, trafic d’êtres humains…) très difficiles à combattre parce que les victimes ne sont pas en mesure de s’en plaindre. Le manque à gagner est patent et les coûts disproportionnés. Y compris le coût de l’ensemble de l’appareil administratif et policier nécessaire pour faire la chasse aux migrants, dont les enfants. Cette politique est en échec total depuis quarante ans. » [4]

Régularisation, retour… ou statu quo ?

Les opposants à la régularisation prônent une politique de retour volontariste. Mais retour vers où ? « Chez eux » ? Que signifie cette expression pour des gens qui vivent en Belgique depuis 5, 10, 15, 20 ans ? Chez eux, ce n’est pas (ou plus) « là-bas ». En outre, retourner dans son pays d’origine, après une si longue période passée en Belgique, c’est se confronter à des soucis d’intégration… là-bas, après avoir passé des années à tenter de s’intégrer ici, comme l’explique Barry, bénévole dans une association bruxelloise.

Faute de retours volontaires, que faire ? Expulser à tour de bras ? La brutalité de ces opérations a déjà été maintes fois dénoncée.

Par ailleurs, même à raison de 10.000 retours par an, « il faudrait au moins dix ans pour expulser tout le monde pendant que de nouveaux migrants arrivent et des enfants naissent en séjour illégal. » [5] Sans même parler du coût de ce dispositif de retour forcé. Par conséquent, l’inflexibilité de cette politique d’asile et de migration enté- rine le statu quo, avec le lot de précarité qu’il engendre.

Un problème insoluble ?

« Papiers pour tous ou tous sans papiers ! » revendiquait le Collectif Migrations et luttes sociales, il y a quelques années. Nous en sommes toujours là et, soyons lucides, nous y serons probablement encore dans dix ans. Il y aura encore des mobilisations, des situations tragiques, des occupations et peut-être des grèves de la faim.

Pour bien des défis de notre temps, les solutions manquent ou sont difficiles à appliquer. Dans le cas qui nous occupe, la solution au problème est en fait très simple. Mais il est tellement plus facile encore de fermer les yeux, de se boucher les oreilles et de faire comme si ces 150.000 personnes n’existaient pas.

8 bonnes raisons de soutenir la régularisation

Avec le soutien de nombreuses associations (dont les Réseaux belge et wallon de lutte contre la pauvreté) et dans le cadre de la campagne We are Belgium too, la Coordination des personnes sans papiers de Belgique avance huit bonnes raisons de soutenir la régularisation :

1) Régulariser, c’est lutter contre le travail au noir et la fraude sociale.
2) Régulariser les travailleurs et travailleuses répondrait au problème de pénurie de main-d’œuvre.
3) Cela rapporterait par ailleurs jusqu’à 65 millions d’euros nets par mois dans les caisses de la sécurité sociale.
4) Les expulsions et la détention en centres fermés coûtent très cher à l’État.
5) Régulariser est la condition sine qua non au respect des droits fondamentaux de toutes les personnes vivant en Belgique.
6) Régulariser, c’est lutter contre l’exclusion sociale, le racisme et la montée de l’extrême droite.
7) La Belgique a déjà mené des campagnes de régularisation sans que cela n’engendre d’« appel d’air ».
8) Régulariser, c’est rendre leur dignité aux femmes, hommes et enfants qui ont déjà tout perdu.

Signez la pétition sur wearebelgiumtoo.be


[1BERGÉ J., Grève de la faim des sans-papiers : ‘Tout ce qu’on demande, c’est le droit d’exister’, Alter Échos, 28.06.2021

[2KIHL L., « Sammy Mahdi : Avec l’asile et la migration, j’ai parfois l’impression d’être tous les jours le méchant », www.lesoir.be, 16.07.2021

[3MAZZOCCHETTI J., Le corps comme permis de circuler, Parcours anthropologiques, 9/2014

[4VAN KEIRSBILCK B., Carte blanche : et les enfants sans papiers, on en parle ?, www.lesoir.be

[5VAN KEIRSBILCK B., op. cit.



Quelques chiffres

Entre 100.000 et 150.000 : estimation du nombre de personnes sans papiers sur le territoire belge.

45.222 : nombre de signataires d’une pétition pour la régularisation des personnes sans papiers (au 16 septembre 2021).

1.847 : décisions positives (amenant la régularisation d’environ 3.500 personnes en 2020) contre 1.657 négatives.

475 : nombre de grévistes de la faim occupant plusieurs lieux à Bruxelles (ULB, VUB, église du Béguinage) jusqu’à la mi-juillet 2021.

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