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MIGRATIONS

Mère seule en exil

Mère seule en exil
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(Sur)vivre loin du pays, dans des conditions précaires et élever seules leurs enfants, c’est le défi quotidien d’Albertine, Pascaline et les autres. Un pied dans la culture et l’éducation de « là-bas », l’autre dans une société occidentale qu’elles connaissent mal et qui les inquiète : quelles sont leurs difficultés ? Comment y font-elles face ? Coup de projecteur sur ces femmes si souvent invisibles…

Les femmes migrantes cumulent plusieurs difficultés, dont certaines sont communes avec les autres femmes en situation précaire (les facteurs socio-économiques), mais sur lesquelles se greffent des problèmes spécifiques liés à leur migration [1].

Certaines ont fui des guerres, d’autres simplement les difficultés économiques. Mais pour chacune d’elles, migrer a été un acte d’espoir. Toutes ont aussi rencontré sur leur chemin de nombreuses violences : violences précédant la migration, éloignement de leur famille, d’une partie de leurs enfants, disparition de proches, négation de ce qu’elles sont, de qui elles sont, perte du rêve qui a accompagné la migration.

La précarité dans laquelle elles se débattent le plus souvent se développe en spirale à partir de difficultés économiques et d’une souffrance sociale. Parmi celles-ci, les problèmes de logement et de relégation à la marge de la société dans des quartiers disqualifiés sont très fréquents. La pauvreté, l’accumulation des tâches à assumer, le travail pénible et peu valorisant laissent peu de temps pour soi et s’accompagnent d’une érosion des lieux d’intégration. Elles sont atteintes dans leur vie sociale [2].

Beaucoup de ces femmes ont perdu la reconnaissance dont elles bénéficiaient dans leur pays.

La migration portée par des rêves de mieux vivre et de sécurité a abouti en réalité à une bascule sociale. Les situations précaires dans lesquelles elles se trouvent se traduisent aussi « par une fragilisation de l’intime, du rapport à soi et aux autres » [3].

« FABRIQUE DU SENTIMENT D’EXIL » [4]

Leurs trajets migratoires ont été semés d’embûches jusque sur le sol européen. Elles y sont soumises à de nouvelles formes de violence administrative, légales, sociales et culturelles. Elles sont souvent hantées par les pertes et vivent avec la honte de leur situation que peu de gens ont comprise.

Pascaline, qui était responsable d’un centre de santé au Burundi et qui a fui précipitamment la violence et la guerre, nous dit la non-considération et la honte ressenties lors des contacts avec l’administration.

« Les gens ici croient que les Africains aiment être dépendants mais nous, on a horreur de cela. Ils te font payer cher l’aide qu’ils te donnent. Pour avoir des subsides, au CPAS, on te fait apprendre ABC, même s’ils savent que tu as un diplôme. On te fait aller au cours d’alphabétisation. C’est de la torture. J’y suis allée deux fois, puis j’ai refusé. Ils me considéraient là-bas comme si je n’avais jamais étudié. Alors j’ai commencé à avoir des conflits car ils n’avaient pas le nombre de personne pour avoir des subsides, alors ils ont bloqué mon dossier. »

Beaucoup de ces femmes ont perdu la reconnaissance dont elles bénéficiaient dans leur pays. Elles sont touchées dans leur dignité car bien des éléments qui la nourrissaient ont disparu : statut, diplôme, travail, reconnaissance sociale et une vie confortable, signe extérieur de réussite. Elles expérimentent ici au contraire une mise à l’écart qui se traduit par du mépris, de la non-considération, de l’indifférence.

Elles sont dans des situations où non seulement elles ont peu, voire très peu, mais où surtout elles ont peur, peur de perdre leur part d’humanité, de dignité. Elles ne sont plus sûres de pouvoir encore « jouer à l’humain avec d’autres humains » [5]. C’est-à-dire avoir une place à part entière dans une société dont elles feraient intégralement partie. Elles subissent un enchaînement de défaillances. Y faire face leur demande une énergie considérable.

Le contexte de méfiance et de disqualification, plus encore que le manque de moyens financiers, les plonge dans une précarité qui les insécurise et ébranle leur image de soi et leur confiance en elles :

« Beaucoup de parents confrontés aux conditions extrêmes [...] portent des cicatrices invisibles de la solitude et de la crise existentielle implacable qu’ils ont vécue. [...] Ils ont été exilés des repères sur lesquels ils s’étaient construits. [...] [Ces] parents vivent avec la peur, ils savent que tout peut basculer. [...] Ces familles marchent avec précaution sur les décombres ou les reconstructions précaires en cherchant à éviter des trous béants. [...] Elles craignent le regard disqualifiant des proches et de la société ». [6]

Pour ces femmes seules en exil, un autre élément va augmenter encore leur sentiment d’exil : la perte des repères qui étaient, pour elles, fondateurs.

PÈRE ET MÈRE À LA FOIS, LOIN DE CHEZ SOI

Lorsque l’on parle de monoparentalité féminine dans le cadre de la migration, deux types de vulnérabilité se rencontrent principalement : celle liée au fait d’être une femme en situation précaire, souvent terriblement seule, et celle liée à la prise en charge d’enfants dans un pays étranger, en l’absence des personnes ressources et des liens rassurants avec la culture d’origine [7]. « La monoparentalité expose les parents les plus isolés au risque de ne pas pouvoir assumer toute les tâches et fonctions parentales, tout le temps [8] ».

Elles ne sont plus sûres de pouvoir encore « jouer à l’humain avec d’autres humains »

En parlant d’éducation des enfants avec ces femmes issues de l’immigration, je croyais entendre parler surtout de problèmes culturels. Or, ce dont elles m’ont d’abord fait part, comme une équation impossible à résoudre, c’est le manque de moyens économiques.

« L’individu désaffilié, désinséré, dé-lié, vit le versant négatif de l’individualisme parce que pour lui la vie se décline en termes de manque » [9] . Cette insuffisance de moyens entrave leur crédibilité de mère car elles n’ont pas la possibilité de répondre aux besoins de leurs enfants et ceux-ci ne manquent pas de le leur dire.

« Aimée [10], me demande souvent de l’argent, pour des sorties avec ses copines, au cinéma, au Quick, pour des fêtes d’anniversaires. Elle me dit « une Maman doit tout faire pour ses enfants ». Elle oublie qu’ici il n’y a pas de Papa et qu’il y a juste le minimum de revenus. »
(Eugénie)

« UNE MAMAN DOIT TOUT FAIRE POUR SES ENFANTS » [11]

Elles se sentent coupable de ne pas pouvoir donner à leurs enfants ce qui leur semble important pour leur bien-être. Elles se trouvent dans l’obligation de mettre des limites qu’elles n’auraient pas mises si leur situation économique était meilleure.

Elles ne sont en réalité pas totalement en situation de décider ce qui est bon ou pas pour leurs enfants.

C’est comme si les privations qu’elles sont contraintes, bien malgré elles, d’imposer à la maison les dépossédaient d’une partie de la légitimité de ce qu’elles disent à leurs enfants. Elles le vivent d’autant plus mal que leur vie et celle de leur famille n’a pas toujours été celle-là. Elles ne sont en réalité pas totalement en situation de décider ce qui est bon ou pas pour leurs enfants. C’est la situation - plus ou moins implicitement imposée et maintenue - d’assignation sociale, et les acteurs sociaux qui y contribuent, qui imposent en réalité une partie des décisions [12] .

La fille d’Eugénie exige d’avoir les moyens de vivre comme les autres de sa classe. Elle l’entend, le comprend. Elle sait ce que ses refus signifient pour ses enfants.

« A l’école tous les enfants ont des marques. Si tu n’as pas de marques tu es marginalisé, si tu ne fais pas les sorties avec les autres, tu n’as pas de copine, personne ne veut être avec toi. »
Eugénie

De façon récurrente, face à ces problèmes, elles se demandent si elles ont bien fait d’amener leurs enfants en Belgique [13]. Elles sont perpétuellement inquiètes. On retrouve chez elles l’impossibilité matérielle d’exercer et de pratiquer la parentalité telle qu’elles la conçoivent [14]. Les difficultés de leurs enfants résonnent avec ce qu’elles ont vécu comme injustices et marginalisations depuis leur arrivée. Elles restent pleines d’inquiétudes pour le futur.

Albertine est Congolaise et diplômée en sciences sociales, mais son diplôme n’a pas été reconnu en Belgique. Elle a donc repris des études mais a finalement échoué et a rapidement arrêté. Les cumuler avec un travail était trop difficile et fatiguant. Pour gagner sa vie, elle fait des ménages le soir après sa journée de travail en maison de repos. Elle culpabilise de laisser ses enfants seuls, alors qu’ils ont besoin d’être accompagnés.

« Quand je rentre, je trouve mon fils dans le divan, dépressif, à regarder la télé, toute la journée à ne rien faire. Il a arrêté ses études. Ma fille ainée a doublé son année, elle n’a pas la tête à ses études ».
(Albertine)

Elle se sent incapable de trouver les mots qui remettront son fils en route et me parle de sa grande solitude pour traiter ces problèmes auxquels elle ne voit pas d’issue.

Son rôle de parent a « du mal à se déployer comme une puissance d’agir pour ses enfants. Comment leur transmettre le goût de se lancer dans la vie qui est là et qui appelle, si le monde dont on témoigne est considéré comme perdu ? La toute-impuissance remplace la toute-puissance du parent » [15].

Elle considère que toute la famille a souffert de sa décision de quitter le pays, sans qu’elle en ait finalement le moindre bénéfice. Elle est pleine de remords et se sent coupable des échecs de ses enfants. La perte de l’espoir de récupérer un statut plus conforme à l’image qu’elle voudrait donner d’elle, plus conforme à celui qui était le sien au Congo, correspond sans doute aussi à une perte d’espoir de voir leur situation s’améliorer.

Albertine vit dans la honte. Elle est sans voix, sans mots, sans gestes face à ses enfants qui vont mal. Elle a le sentiment d’avoir pris des risques qui se sont retournés contre elle, contre eux [16]. Sous le poids de cette culpabilité, elle n’est plus capable d’assurer ce rôle de filtre, de médiateur entre ses enfants et ce qui leur fait violence dans leur environnement [17].

Prise dans une cascade d’échecs qui l’isole de plus en plus, la famille d’Albertine semble se replier sur elle-même dans l’entre-soi, à l’intérieur de ce petit appartement d’où on ne sort que pour ce qui est vraiment nécessaire : sa fille pour aller à l’école ; elle, pour travailler.

Chez ces femmes aux parcours distincts se note une pauvreté qui crée des tensions, des frustrations et des incompréhensions qu’elles doivent affronter seules. Dans leurs récits apparaît aussi, intrinsèquement liées cette solitude, l’absence des personnes qui auraient pu les conseiller dans leur pays et la difficulté de s’appuyer sur leurs références culturelles.

« SI TU AS BESOIN D’UN CONSEIL ET QUE TA MÈRE NE SAIT PAS, TU VAS CHEZ TA GRAND-MÈRE, ELLE, ELLE SAIT [18]. »

Les familles qui ont immigré ne peuvent plus recourir à l’aide des grands-parents ou des collatéraux qui assument traditionnellement certaines fonctions éducatives auprès des enfants. La perte de l’entourage que constitue la famille élargie, même si cette dernière garde une réalité plus forte dans certaines cultures que dans d’autres, touche tous les ménages d’immigrés, quelle que soit leur provenance. Ils sont confrontés ici à une manière d’élever les enfants souvent bien différente de ce qu’elle était là-bas [19].

Dans certaines régions d’Afrique, par exemple, le fait de confier l’éducation des enfants à des tiers est une vielle tradition. L’objectif de cette pratique était de rendre l’enfant autonome, lui faire connaître la vie du clan et de lui faire comprendre que le groupe familial ne se limite pas au père et à la mère mais qu’il s’étend à d’autres personnes. L’enfant africain n’est donc pas l’objet exclusif de l’amour de sa mère [20].

Sonia explique qu’elle souffre de l’absence de femmes, mères et grands-mères et plus largement de l’aide de sa famille pour élever ses enfants. Depuis le décès de son mari, elle n’a pas d’aide pour élever ses enfants. Elle se sent seule pour une tâche difficile que, normalement, elle aurait pu assumer avec d’autres femmes et qu’ici elle partageait avec son époux.

« Les personnes âgées, c’est un dictionnaire sur ce qui s’est passé. Les grands-mères sont comme la mère, parfois elles la remplacent. Si tu as besoin d’un conseil et que ta mère ne sait pas, tu vas chez ta grand-mère, elle, elle sait. »
(Sonia)

La mort de son mari l’a fragilisée. Elle n’a pas encore acquis tous les codes d’ici. Spontanément, elle cherche des repères dans ce qu’elle a appris, dans cette éducation qu’elle a reçue au pays, lorsqu’elle était enfant. Mais ils lui font défaut et elle ne semble pas leur trouver de substitut.

« Pour l’école de ma fille, c’était toujours mon mari qui allait aux rencontres avec les professeurs. Moi je gérais les devoirs. Quand elle avait mal travaillé c’est lui qui la réprimandait ».
(Sonia)

Son mari représentait l’autorité : il veillait sur les siens, gérait les biens, guidait sa famille et il corrigeait les enfants quand c’est nécessaire. Ses tâches à elle étaient de gérer la maison, les repas, les enfants au quotidien. Aujourd’hui, Sonia doit assurer tous les rôles de la parentalité. Elle ne l’a jamais fait et elle ne l’a jamais vu faire. En perte des repères essentiels de là-bas et d’ici, elle ne se sent pas très solide pour tout assumer.

Les femmes en rupture des liens traditionnels et loin des figures maternelles et de celles qui leur servent de sœurs se demandent comment elles vont faire pour que leurs enfants ressemblent à tous ceux qu’elles ont vu grandir autour d’elles alors qu’elles doivent vivre aujourd’hui dans un monde qui ressemble si peu à ce qu’elles avaient imaginé [21]. Elles ont peur de ne pas reconnaître « l’un des leurs » dans ces enfants qui grandissent dans un monde si différent de celui qui reste leur référence.

« JE N’AI PAS ÉTÉ ÉLEVÉE COMME CELA [22] »

Chacune de ces trois femmes est donc seule en Belgique avec des enfants. Elles sont loin de leurs familles et de leurs amis, des repères avec lesquels elles ont grandi. Aucune d’entre elles ne semble avoir perçu, au moment du départ, l’ampleur de la perte de références que la migration allait signifier. Leur étonnement devant les différences de principes éducatifs, entre ceux qu’elles ont connu au Pays et ceux auxquels elles sont confrontées ici le laisse supposer.

« Ici on éduque mal les enfants dans le bas âge. On achète le vélo et quand il n’y a plus d’argent, il n’y a plus d’amour. Chez nous on n’a jamais donné d’argent de poche ».
Sonia

Elle exprime ainsi sa préoccupation face à la survalorisation des enfants dans la société d’ici. Les protections dont ceux-ci sont entourés apparaissent comme un risque de perte d’autorité parentale pour les parents d’origine africaine. Le décalage entre la conception que se fait Sonia de l’éducation familiale et la conception occidentale, plus influencée par l’idée que l’enfant est un être qui a des droits, induit chez elle une incompréhension [23].

Leurs enfants deviennent des « acrobates culturels » qui jonglent avec les différents ingrédients à leur disposition…

L’attitude changeante de leurs enfants qui grandissent ici, avec d’autres codes et pleinement dans l’« ici et maintenant », les oblige un peu plus encore à être elles aussi dans ce nouveau monde d’où il n’y aura pas de retour. Elles interpellent directement leur propre place et leur façon de prendre place.

« Les grands oublient très rapidement l’éducation du passé ; je le vis très difficilement. Je n’ai pas été éduquée comme cela. Je suis arrivée un peu âgée. C’est difficile de comprendre qu’ils puissent changer comme cela ».
Pascaline

Leurs enfants deviennent des « acrobates culturels » qui jonglent avec les différents ingrédients à leur disposition, utilisent l’un ou l’autre suivant le contexte, suivant, surtout, ce qui leur convient le mieux. Via l’école, ils s’inscrivent dans les logiques du monde d’accueil. Ils se construisent ici au croisement de deux processus : l’affiliation et la filiation. Ils puisent aux deux sources disponibles : celle d’ici et celle de là-bas. Ils s’en trouvent généralement plutôt bien.

"TU SENS TES ENFANTS EN DANGER"

Face aux attitudes peu conformes à leurs codes culturels, ces mères sont préoccupées. Elles ignorent en effet le fonctionnement des structures où les enfants évoluent en dehors de la famille - école, club de sport, mouvement de jeunesse - et elles éprouvent des difficultés de communication avec ces structures. Cette incapacité de décider en toute connaissance de cause porte atteinte à la fonction nourricière, directrice et protectrice qui constitue l’essentiel de la fonction parentale [24].

Mais dans le regard, les besoins et les attentes de leurs enfants, elles vont pouvoir légitimer leur place de mères. Elles y trouvent la reconnaissance de leur valeur et de leur autorité, entre autres par l’expression du besoin de protection et d’accompagnement psychique, quelle que soit la forme de celle-ci : plutôt basée sur les traditions du pays ou plutôt métissée.

Dans ce sens, ce qui semble par contre profondément ébranler cette légitimité et questionner leur rôle de parent, c’est l’attitude rebelle et désinvolte qu’adoptent parfois leurs enfants « qui ne semble rien comprendre, rien entendre et vouloir faire ce qui leur plaît » (Pascaline).

SUPPORTS SOCIAUX ET BRICOLAGES

Lorsqu’un enfant naît, il ne suffit pas d’être désigné comme parent de l’enfant, il reste encore à le devenir dans sa propre personnalité et dans son fonctionnement psychique. Or, ce devenir-parent suppose un long processus d’évolution et de transformation. Chaque parent doit trouver une nouvelle place et un rôle dans la constellation familiale [25]. Chaque mère seule en exil doit tenter de bricoler ses propres solutions pour y arriver.

Lorsqu’un enfant naît, il ne suffit pas d’être désigné comme parent de l’enfant, il reste encore à le devenir dans sa propre personnalité et dans son fonctionnement psychique. Or, ce devenir-parent suppose un long processus d’évolution et de transformation. Chaque parent doit trouver une nouvelle place et un rôle dans la constellation familiale . Chaque mère seule en exil doit tenter de bricoler ses propres solutions pour y arriver.

La famille de Pascaline : inventivité et régulation
« Chez nous, dans notre éducation, c’est la maman qui doit parler beaucoup aux enfants lorsqu’ils sont petits. Ensuite, quand ils grandissent, c’est le papa. Mais s’il n’y a pas de papa, même à 20 ans, je dois le faire aussi. Quand ils s’énervent, je les laisse, puis quand ils se calment, je leur parle. »

Pascaline a appris, au fil des années et de son parcours difficile, à s’adapter au contexte changeant. « Parler aux enfants, quand il y a un souci est capital », me dit-elle. Lorsqu’elle est en difficulté, elle va aussi chercher hors de la famille, chez des proches, l’aide et les conseils nécessaires.

Comme l’explique Pascale Jamoulle lors de l’une de ses enquêtes d’anthropologie dans le quartier Nord de Bruxelles, quand la famille reste un espace de dialogue et de transmission entre les générations, elle est un facteur de résistance psychique et « quand des jeunes et leurs parents peuvent rencontrer l’altérité, échapper à l’enfermement dans la culture d’origine, les jeunes et leurs parents font preuve, de crise en crise, de bricolage relationnel inédit en matière de parcours de vie, de couple et de famille » [26].

La famille de Pascaline est pleinement dans ce type de construction de nouveaux types de relations. Elle me raconte avec un accent de fatalisme que son fils dispose seul, « en homme », de l’allocation du CPAS qu’il reçoit puisqu’il a 18 ans. Il n’est pas question pour lui de la mettre dans un pot commun familial. Il veut pouvoir en disposer à sa guise. Il donne de temps en temps de l’argent à sa mère, selon sa bonne convenance, achète ses habits et affaires personnelles avec le reste. C’est cela, entre autres, qui lui permet de s’acheter des vêtements de marque.

Au Burundi, d’après Pascaline, les hommes ne rendent de comptes à personne sur l’usage qu’ils font de leur argent. Plutôt que batailler avec son fils, elle le prend au sérieux, en « homme », comme il le demande et comme elle l’aurait fait au Pays. Elle ne lui paie donc plus ni les frais scolaires ni les vêtements et lui demande de faire les courses de la semaine une fois par mois. De façon fine, elle ruse ainsi avec les codes d’honneur de là-bas et les exigences d’ici et concilie les deux.

Dans le parcours de vie de Pascaline et de ses enfants, on voit que « l’hybride est au travail » et aussi combien « l’inquiétude, la souffrance transculturelle sont souvent le prix à payer pour l’invention d’un genre métissé » [27].

Pascaline a réussi, au prix de nombreuses souffrances, à recréer sa famille autour d’un nouvel équilibre dont elle est clairement le pilier.

DES LIEUX DE RELATIONS TRANSCULTURELLES

Il est important pour ces femmes d’avoir des lieux de croisement transculturel pour accomplir un travail de créolisation [28] : il s’agit pour elles de garder les éléments de là-bas qui leur semblent indispensables et d’y intégrer des éléments d’ici pour s’adapter efficacement. Ce travail permet de remplacer peu à peu le si douloureux sentiment de cassure, de rupture par un sentiment de pérennité, de continuité qui permet une véritable intégration [29].

Ces femmes espèrent, le plus souvent, que leurs enfants restent pleinement des enfants du Pays, des enfants « comme tous les enfants qu’elles ont connus avant leur migration ». Elles se rendent compte, en même temps, que l’école et le contexte dans lesquels leurs enfants grandissent ici les transforment profondément, qu’ils deviennent des enfants métissés, qu’ils ne seront pas des enfants du pays.

Pour ces femmes, c’est une difficulté, un deuil à faire. Elles relèvent entre autres de graves dangers qu’elles voudraient éviter à leurs enfants. Parmi ceux-ci, la drogue et l’alcool apparaissent en premier plan.

Elles vont donc, devant l’évidence de leur solitude pour gérer le quotidien, imposer leur autorité et établir de nouveau mode de relation et de dialogue avec leurs enfants.

Elles vont aussi avoir chacune des lieux particuliers de croisement transculturel qui vont leur permettre de comprendre « le tout autre » par rapport à ce qu’elles ont connu et dans lequel il leur faut vivre aujourd’hui.

Ces lieux appartiennent à la vie quotidienne : travail et discussion avec des collègues, groupes musicaux, de sport, religieux, entrées et sorties des écoles de leurs enfants où elles rencontrent d’autres parents, etc.

Pour Albertine (cf. supra), ce métissage est pour l’instant quasi impossible. Elle se sent elle-même délégitimée et reste sans voix face à ses enfants. Elle a été discréditée dans ses lieux principaux de créolisation : l’université, qui ne lui a ouvert aucune porte du monde d’ici, et l’école, où elle avait repris des études et qui l’a jugée « incapable ».

Reléguée à la marge de tous les lieux qui, pour elle, symbolisent la dignité, il lui est impossible d’inventer son propre mode d’y être bien. Pourtant, certaines nouvelles pistes s’offrent peut-être à elle : elle a trouvé un travail dans une maison de repos. Si elle y est bien intégrée, si elle s’y sent valorisée et reconnue par ses collègues, il pourrait être un nouveau lieu de récupération de cette fierté qui lui est nécessaire pour aller de l’avant.

Certaines femmes construisent aussi des liens d’amitié avec des voisins et d’autres mères de familles avec lesquelles elles peuvent parler des difficultés de leurs enfants. Ces liens privilégiés se traduisent dans la façon dont les enfants appellent parfois certains d’entre eux, comme ils l’auraient fait dans leur pays, par des noms qui disent les liens : « oncles », « tante », « grands-parents ».

Leur vulnérabilité même semble donc pouvoir se transformer en créativité et en nouvelles compétences [30].

Si le réseau de voisins et d’amis est important, il ne leur permet cependant pas de résoudre toutes les questions qu’elles se posent en ce qui concerne l’éducation de leurs enfants.

C’est pourquoi elles sont soucieuses de retrouver des gens de leur région, immigrés en Belgique. Elles se constituent souvent un réseau de relations avec d’autres immigrés ayant les mêmes racines culturelles qu’elles. Elles y recherchent les conseils de personnes avec qui parler de l’éducation des enfants et des référents pour ceux-ci en l’absence du père.

Participer à une association de compatriotes, par exemple, les aide à légitimer ici les principes éducatifs de leur pays et les rend fortes pour les affirmer. Le partage avec d’autres femmes qui vivent des situations proches de la leur les aide à combattre la solitude et à se projeter dans l’avenir.

DES PISTES D’ENGAGEMENT SOCIAL

Cette analyse rend compte des difficultés de femmes seules en exil dans l’éducation de leurs enfants. Leurs souffrances sont peu visibles et rarement connues, rarement prises en compte comme telles. Au lieu de les amener à mieux vivre ici, certaines aides sociales aggravent, au contraire, leurs doutes identitaires et leurs difficultés.

Quels sont, dès lors, nos rôles de citoyens et d’associations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale pour que ces femmes et leur famille puissent prendre pleinement place en Belgique ? Où et comment agir pour mettre plus d’équité, pour que ces femmes puissent obtenir une place de citoyenne à part entière dans notre société ?

Les réponses, bien sûr, doivent être adaptées aux spécificités de chaque situation. Elles seront donc multiples et multifocales en fonction de leurs besoins et de leurs attentes. Ce que revendiquent d’abord ces femmes, c’est d’être reconnues comme des mères capables de gérer leur famille. Elles demandent de pouvoir décider ce qui est bon pour elles. C’est donc à partir de ces attentes, de leurs façons d’envisager ce que serait une place digne pour elles ici, que nos actions doivent être réfléchies.
Toute initiative en leur faveur doit passer par ce filtre des besoins qu’elles formulent et non pas être pensées pour elles. Leur donner une place commence par leur donner la parole et comprendre comment chacune tisse son propre métissage.

L’accompagnement passe donc d’abord par un travail des aidants, de compréhension fine des réalités de ces mères et des signifiants de leurs mots, de leurs gestes, de leurs silences et de leurs habitudes. Il s’agit sans doute d’oser se laisser surprendre sans jugement. C’est à partir de cette relation empathique que peut se détricoter la méfiance de ces femmes souvent blessées, pour accompagner, autant que possible, leurs projets et leurs rêves.

A côté de cet accompagnement personnalisé, un travail politique de lutte contre la précarité, d’appui aux familles monoparentales et d’accueil des réfugiés est aussi indispensable. En effet, au delà de situations particulières, c’est bien la politique sociale et particulièrement d’accueil et de prise en compte des plus fragiles de notre société qui est en cause.

Les interpellations citoyennes locales, régionales et nationales sont des moyens intéressants pour réclamer leur mise à l’agenda des différents gouvernements, pour réclamer un traitement respectueux des personnes, la reconnaissance des parcours et de l’expérience, l’octroi d’un permis de travail dès l’arrivée, etc.

Les multiples initiatives qui travaillent contre l’exclusion et la marginalisation sont aussi importantes pour construire du "vivre ensemble" et créer des quartiers où chacun ait une place.

Action Vivre ensemble soutient plusieurs associations qui, d’une façon ou d’une autre, favorisent la reconnaissance de ces femmes : associations de migrants, la caravane pour la paix et la solidarité, le centre interculturel et interreligieux de la Docheries, etc. Ces projets, aussi petits soient-ils, montrent combien le refus de situations banales par leur fréquence, mais non pas par la souffrance qu’elles engendrent, permet d’inverser les spirales d’exclusion. Ils disent comment la création de lieux de rencontre et de liens transculturels ouvre à la possibilité de donner à chacun une place citoyenne à part entière.

CONCLUSION

Les femmes exilées élevant seules des enfants se présentent et s’affirment, avant tout, en tant que mères. Beaucoup de leurs questionnements s’inscrivent dans la recherche de ce qui est, en leur âme et conscience, le mieux pour leurs enfants. Ce qui est spécifique à leurs situations, c’est la nécessité de décoder, dans le dédale de la précarité, où s’emmêlent les fils des codes culturels d’ici et de là-bas, ce que serait ce mieux pour leur progéniture.

« L’enjeu fondamental est de pouvoir inventer de nouvelles formes de pensée de vie à partir des différentes constellations culturelles, sans se déraciner », de se créer des lieux particuliers de solidarité et de rencontre, des lieux où l’on peut être fier [31] . L’équilibre entre ici et là-bas est toujours précaire. Ces femmes restent pleines de doutes et de culpabilité face au choix qu’elles ont imposés à leurs enfants.

Ces doutes rendent compte de véritables attaches au pays d’origine et en même temps d’une rationalisation du départ en exil. Les sentiments sont mêlés, mais la douleur de l’éloignement est interprétée comme le prix à payer pour l’exil [32]. Ces femmes nous montrent, comme tout migrant, leur « double positionnement affectif » constant, tenant compte de « l’’ici » et du « là-bas », prenant des décisions face à deux présents dans deux lieux [33]. Elles inventent pas à pas, au fil des évènements et des aléas de leur vie de famille, une façon sans cesse renouvelée d’être mère ici en concordance avec l’héritage de leur éducation.

Christine Dubois-Grard


Bibliographie

Livres
Castel Robert : Les Métamorphoses de la question sociale ? Chronique du salariat, Ed. Fayard, Paris, 1995

Jamoulle Pascale
2002 : La débrouille des familles, Récits de vies traversées par les drogues et les conduites à risque . Ed. De boek, Col. Oxalis, Bruxelles 2002
2009 : Fragment d’intime, Amour corps et solitudes aux marges urbaines, Ed. La découverte, coll. Alternatives sociales, Paris 2009

Jamoulle pascale et Mazzoccetti Jacinthe, 2012, : Adolescence en exil. Louvain la Neuve, Academia l’Harmattan.

Moro Marie Rose :
2010 : Grandir en situation transculturelle, Ed. Ministère de la communauté française, coll. Temps d’arrêt, bruxelles, 2010,
2010 : Nos enfants demain. Pour une société multiculturelle. Ed. Odile Jacob, paris 2010

Articles
Barou Jacques :
2009 : « Désarroi des parents, compassion des enfants », in :Les cahiers de rhizome n° 37 ; dec 2009
1991 : « Familles africaines : de la parenté mutilée à la parenté reconstituée ». In Jeux de familles, sous la dir. De Martine Segalen, Presses du centre National de la Recherche Scientifique, Paris1991+
13

Cacou Marie-Chantal : « Comment la violence psychologique est pensée dans les familles migrantes. » in. M. Gabel, S. Lebovici, P. Mazet ,Ed. Fleurus Paris 1996.

Colin V., Meryglod N. Furtos Jean : « Rapport de recherche-action sur la parentalité en contexte d’exil et de précarité » in : Observatoire National des pratiques en Santé Mentale et Précarité. Janvier 2009

Furtos Jean : « Demande d’asile et parentalité,un paradigme de la précarité », In Les cahiers de rhizome n° 37 ; déc. 2009

Houzel Didier : « les axes de la parentalité »,in : les cahiers de rhizome , n° 37 :De l’exil à la précarité contemporaine, difficile parentalité, déc. 2009

V. Colin, N. Meryglod, J. Furtos : « Rapport de recherche-action sur la parentalité en contexte d’exil et de précarité » in : Observatoire National des pratiques en Santé Mentale et Précarité. Janvier 2009

Colloque
De la clinique transculturelle au souci de l’autre 6 et 7 mai 2010 Association mana Bordeaux : Table ronde Trauma psychique chez les demandeurs d’asile : B. Quattoni, E. Gioan, N. Theillaumas, C Mestre.

Cours
P. Jamoulle : « Anthropologie de la précarité », cours de master en anthropologie, UCL, Louvain-La-Neuve, 2010-2011

Travaux
C. Dubois Grard : Travail de fin de certificat non publié : « apprendre en terre d’exil, étudiants étrangers venus d’un ailleurs lointain » Certificat en santé mentale en contexte social et multiculturel, UCL, Louvain-la-Neuve, 2010-2011

Site internet
Afrique conseil.org : http://www.afriqueconseil.org/publications/ezembe4.html



[1Colloque : De la clinique transculturelle au souci de l’autre - 6 et 7 mai 2010 - Association mana Bordeaux : Table ronde Trauma psychique chez les demandeurs d’asile : B. Quattoni, E. Gioan, N. Theillaumas, C Mestre.

[2P. Jamoulle : « Anthropologie de la précarité », cours de master en anthropologie, UCL, Louvain La Neuve, 2010-2011

[3P. Jamoulle : « Anthropologie de la précarité » -Op.Cit.-

[4P. Jamoulle : « Anthropologie de la précarité » -Op.Cit.-

[5J. Furtos : « Demande d’asile et parentalité,un paradigme de la précarité », Les cahier de rhizome n° 37, 2009, pp. 9-11

[6P. Jamoulle : La débrouille des familles . Ed. De boek, Col. Oxalis, Bruxelles 2002 p. 77

[7Colloque : « De la clinique transculturelle au souci de l’autre » Association mana Bordeaux : Table ronde Trauma psychique chez les demandeurs d’asile : Berenise Quattoni, Estelle Gioan, Nadine Theillaumas, Claire Mestre. 6 et 7 mai 2010

[8P. Jamoulle : Des hommes sur le fil. La construction de l’identité masculine en milieux précaires. Ed. La découverte, Coll. Alternatives sociales, Paris, 2005

[9R. Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Ed. Fayard, Paris, 1995

[10C’est sa plus jeune fille qui a 12 ans aujourd’hui, celle avec laquelle elle a migré il y a sept ans. Aimée a donc grandi surtout en Belgique

[11Propos d’Aimée, la fille de Pascaline

[12M. R Moro : « Nos enfants demain. Pour une société multiculturelle. » Ed. Odile Jacob, Paris 2010, p. 78

[13Le projet migratoire lui-même est questionné : C. Dubois Grard : Apprendre en terre d’exil, étudiant infirmier venu d’un ailleurs lointain, TFC certificat en santé mentale en contexte social et multiculturel, fév. 2011, p. 16

[14D. Houzel : « Les axes de la parentalité » -Op. cit.-, p. 8

[15J Furtos : « Demande d’asile et parentalité, un paradigme de la précarité », Op. cit., p. 10

[16M.R. Moro : Nos enfants demain, Op. cit.- , p.31

[17O. Daviet : « Être enfant dans le tourbillon de la demande d’asile », in Santé mentale et demandeurs d’asile en région Rhône-Alpes. Modalités cliniques et inter partenariales. ORSPERE 2005, p. 100

[18Propos de Sonia

[19M. R Moro : Nos enfantsdemain, -Op. Cit., p 79

[20« Comment la violence psychologique est pensée dans les familles migrantes ». in. M Gabel, S Lebovici, P Mazet éd . Fleurus Paris 1996. http://www.afriqueconseil.org/publications/ezembe4.html

[21M. R Moro : Nos enfants demain, -Op. Cit., p 163

[22Propos de Pascaline

[23J. Barou : « Familles africaines : de la parenté mutilée à la parenté reconstituée ». In Jeux de familles, sous la dir. De Martine Segalen, Presses du centre National de la Recherche Scientifique, paris1991+

[24M.R. Moro : Grandir en situation transculturelle, Ed ministère de la communauté française, coll. temps d’arrêt, bruxelles, fev. 2010, p 48

[25D. Houzel :« Les axes de la parentalité » Op. cit.- p 4-8

[26P. Jamoulle, La débrouille des familles, Ed De boeck Université, Bruxelles 2002

[27P. Jamoulle : Fragment d’intime, Amour corps et solitudes aux marges urbaines, Ed. La découverte, coll. Alternatives sociales, Paris 2009

[28Le concept de créolisation a été inventé et développé par E. Glissant dans de nombreux ouvrages

[29M.R. Moro : Nos enfants demain, -Op. Cit.- p. 94-95.

[30M.R. Moro : grandir en situation transculturelle,-Op. Cit.

[31P. Jamoulle : Fragment d’intime Amour corps et solitudes aux marges urbaines,-Op. Cit.-

[32Colloque : « De la clinique transculturelle au souci de l’autre » Association mana Bordeaux : Table ronde Trauma psychique chez les demandeurs d’asile : B. Quattoni, E. Gioan, N. Theillaumas, C. Mestre. 6 et 7 mai 2010

[33V. Colin, N. Meryglod, J. Furtos : « Rapport de recherche-action sur la parentalité en contexte d’exil et de précarité » Observatoire National des pratiques en Santé Mentale et Précarité. Janvier 2009



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