Il n’est jamais trop tard pour rendre la dignité à nos contemporains. C’est le choix qu’a fait, à Bruxelles, le Collectif des morts de la rue, qui œuvre à donner un visage à ces personnes décédées loin des yeux de tous, le plus souvent au cœur des rues où nous passons quotidiennement sans les voir.
Lors de l’hiver 2004-2005, deux corps de personnes sans abri ont été retrouvés à la gare du Midi, à Bruxelles. Des citoyens, beaucoup de militants pour le droit au logement, choqués par cette ultime indignité imposée à des « habitants de la rue », décident de créer un collectif, commençant à lister le nombre et les noms de ces personnes restées dans la rue jusqu’à leur dernier souffle. Aujourd’hui, ce collectif est coordonné par une asbl, Diogène. L’apport de Vivre Ensemble représente les trois cinquièmes du budget de ce collectif qui avait vu une partie des subsides de la Ville de Bruxelles lui être retirée par mesure d’économie. Pourtant, chacun, dans la capitale, reconnaît le travail de ce collectif et son importance.
« Ce que l’on appelle ’morts de la rue’ ne se résume pas aux SDF, aux personnes sans abri, détaille Florence Servais, la coordinatrice du collectif qui fonctionne en grande partie grâce à des bénévoles qui sont eux-mêmes issus du monde associatif ou... de la rue. Cela recouvre toutes les personnes qui, à un moment de leur vie, pour une période plus ou moins longue, ont vécu dans la rue, car cela représente des parcours très morcelés faits de périodes en rue, d’hospitalisations, de séjours en lieu d’hébergement, d’entrée en logement.... Si les sans-abri représentent la majorité (56 %) des personnes dont nous nous occupons, c’est aussi le cas de personnes mortes dans des homes, des squats, à l’hôpital, en maison d’accueil, chez des amis ou dans un domicile qu’ils avaient pu retrouver. Nous sommes actifs dans toutes les communes de Bruxelles mais c’est évidemment Bruxelles-Ville qui est surtout concernée, notamment autour des grandes gares ou des boulevards centraux. Nos actions sont très diverses : organiser les enterrements avec la famille ou la commune et y assurer une présence, toujours dans le respect des croyances ou des convictions du défunt, identifier les personnes - car, parfois, personne ne les connaît et elles n’ont aucun papier -, chercher les familles, organiser les rapatriements vers l’étranger, aller au cimetière régulièrement, assurer des tâches administratives auprès des communes ... Bref, je dirais tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, consiste à rendre de la dignité à ces personnes décédées dans l’indifférence. »
Dans les faits, cette dignité est mise en relief par des opérations symboliques : l’inauguration d’un arbre de la mémoire à côté de la Gare centrale et la tenue, chaque année, dans la Salle gothique de l’Hôtel de Ville de Bruxelles (le 25 avril prochain, à 11h), d’une cérémonie en souvenir des morts de l’année précédente, ce qui est aussi une façon de conscientiser l’opinion. Et de rendre une cause visible, de donner un visage à des gens devenus invisibles. C’est que, de prime abord, cette réalité n’est qu’une suite de statistiques. Depuis la création du Collectif, le nombre de morts de la rue n’a cessé de croître de manière alarmante : 23 morts en 2005, 48 en 2012, 72 (70 hommes et 2 femmes) en 2016. Cette année-là (les statistiques 2017 ne sont pas encore arrêtées), les personnes décédées avaient de 22 à 76 ans (à Paris, pour la même période, on a enregistré des décès de bébés de trois mois).
Si l’on se penche sur la nationalité de ces oubliés de la société, on remarque que 45 % des morts de la rue sont des Belges mais que 28 % d’entre eux sont... des Polonais. Et que, de plus, le ratio s’inverse si l’on ne tient en compte que des personnes décédées dans la rue et non celles qui étaient « logées » au moment de leur décès : 40 % sont alors des Polonais et 22 % des Belges. Jan fait partie de ces Polonais sans logement qui vivent à Bruxelles, il est bénévole auprès du Collectif. Il connaît, dit-il, « tout le monde de la rue » et est régu- lièrement appelé par les CPAS en raison de sa parfaite maîtrise de toutes les langues slaves. « Je suis plus ’brusseleir’ que polonais, mon pays, c’est ici, répond-il quand on lui demande pourquoi il reste dans une ville où il est à la rue. Je n’ai plus rien à faire en Pologne, mon fils m’a proposé de le rejoindre aux Etats-Unis où il est informaticien mais que voulez-vous que j’aille faire là-bas ? La plupart des gens passent à côté sans nous voir, ce n’est pas de la méchanceté. »
L’histoire qu’il raconte est celle de ses 20 compatriotes ramassés dans la rue en 2016. Comme tant d’autres depuis les années 80, il a passé les trente dernières années à travailler chez nous ou dans les pays voisins sur des chantiers de construction ou de rénovation. Mais, loin de l’image du plombier ou du maçon polonais qui rentre au pays fortune faite, ils se font jeter à la rue dès que les problèmes de santé commencent et qu’ils ne sont plus aptes à travailler dans le bâtiment. Commencent alors les galères, les petits boulots, l’alcoolisme, les hospitalisations (« Après avoir été dans le coma, j’ai été au centre médicalisé du Samusocial à Laeken : cela me rendait fou, je prenais chaque jour le métro pour venir faire la manche en ville ») pour finir par la rue, parfois la mort dans des conditions atroces comme celle de ce sans-abri décapité par la grille de la station de métro Bourse.... D’une certaine façon, Jan fait pour ses compagnons d’infortune ce qu’il aimerait qu’on fasse un jour pour lui : « Je lis, j’écris, je prends des photos mais je n’ai malheureusement que du temps libre : alors que faire sinon aider les autres ? »