Une société de moins en moins humaine ?
Recevoir sans rien pouvoir donner, se perdre dans le dédale des démarches pour accéder à ses droits, croiser des regards qui méprisent et humilient… tel est le lot des personnes qui vivent dans la pauvreté ou, simplement, qui dépendent d’allocations sociales. Dans un contexte où les inégalités se creusent, où l’individualisme, renforcé par l’insécurité d’existence, vire à l’égoïsme, un volontaire s’interroge. Sa réflexion, enracinée dans son expérience associative aux côtés des personnes en situation de précarité, est nourrie par la lecture d’auteurs qui décortiquent le regard posé sur la pauvreté par nos contemporains.
La pauvreté est la pire forme de violence
(Gandhi)
Ce texte voudrait porter témoignage d’un cheminement, de questions et d’interrogations au sujet du scandale de la pauvreté dans notre société. Il est fondé sur des expériences vécues tant que volontaire depuis six ans à l’association Les Amis d’Accompagner (accompagnement dans leurs démarches de personnes en situation précaire) et sur mon engagement dans l’association Vivre Ensemble.
Ces expériences multiples, j’ai tenté de leur donner sens, tout en les resituant dans le contexte des mécanismes d’exclusion sociale à l’œuvre dans notre société. Je me suis, pour cela, référé à des publications, à des travaux de chercheurs et de praticiens m’ayant paru utiles pour dégager des pistes d’analyse et d’action.
Cette réflexion nourrie d’engagement s’adresse à ceux qui jugent intolérable qu’une part croissante de la population soit dans l’obligation de se battre au quotidien pour survivre et subisse le mépris et la stigmatisation du reste de la société.
Ce texte constitue aussi un hommage à ceux dont j’ai croisé la route et qui vivent dans la précarité. Ils luttent, souvent avec l’énergie du désespoir, pour sortir la tête hors de l’eau et construire un avenir meilleur.
La pauvreté est souvent liée à plusieurs facteurs qui se conjuguent et enferment la personne dans un cercle vicieux qu’elle ne peut briser sans aide.
Notre société est souvent plus prompte à dénoncer le scandale de la pauvreté et à manifester, dans le discours, la volonté de l’éradiquer, qu’à enrayer la spirale infernale qui pousse un nombre croissant de personnes dans la précarité.
Un nombre impressionnant de publications, de recherches, d’enquêtes et de rapports émanant des sources autorisées s’efforcent de quantifier le phénomène sur la base d’indicateurs et de relevés statistiques. Ces travaux peinent cependant à rendre compte de ce qui est vécu au quotidien par ceux qui sont qualifiés de pauvres.
La pauvreté est souvent liée à plusieurs facteurs qui se conjuguent et enferment la personne dans un cercle vicieux qu’elle ne peut briser sans aide. Dans une publication de la Société Saint-Vincent-de-Paul, un témoignage est particulièrement révélateur :
« La pauvreté est un engrenage qui broie tout espoir et toute volonté. Vient en premier lieu le manque de moyens financiers qui ne permet pas de satisfaire aux besoins de base pour vivre en société. Si vous êtes malade sans avoir la possibilité de vous soigner convenablement, ou si vous souffrez d’un handicap physique ou mental, vous aurez bien du mal à être embauché. Vous pouvez alors prétendre à des aides sociales mais vous n’avez pas toujours les informations et les capacités nécessaires pour faire valoir vos droits. Vous souffrez d’isolement, vous êtes marginalisé. Vous n’avez pas de relations, vous ne connaissez personne qui pourrait vous recommander pour un emploi, une formation ou une aide d’urgence. Vous êtes vulnérable à l’extrême car il suffit du moindre accroc pour vous faire tomber de la corde raide sur laquelle vous tentez de rester en équilibre. Vous n’avez plus aucun atout à faire valoir en votre faveur et vous êtes complètement démotivé. À force d’être rejeté et assommé, vous n’avez plus envie d’essayer ne serait-ce que pour éviter une humiliation supplémentaire. Arrivé à ce stade de désespoir, s’attacher à résoudre un facteur s’avérera rarement efficace si on ne s’attaque en même temps aux autres problèmes. » [1]
C’est à l’écoute des acteurs de terrain que l’on découvre les marques de cette pauvreté ordinaire qui touche un nombre croissant de personnes et de familles. Cette pauvreté vous isole et vous marginalise dans la société.
Des situations de pauvreté qui s’aggravent dans les villes :
Les familles monoparentales
Le nombre de familles monoparentales n’a cessé d’augmenter depuis les années 70, mais dans des proportions très différentes selon les régions. Ces familles à la recherche de logements bon marché se retrouvent dans des quartiers les plus pauvres. Leur nombre devient presque un indicateur de la précarité d’une ville. Entre 20 et 25% des femmes wallonnes et bruxelloises qui élèvent seules leurs enfants sont sans emploi (de 7 à 11% en Flandre). La garde des enfants est le premier obstacle à l’insertion professionnelle ; or, ces femmes vivent dans des quartiers où la pénurie de crèches est la plus aiguë. La politique des grandes villes devrait cibler davantage l’accès au logement de ces femmes et créer des places dans les crèches.Les sans-abri
Le public des sans-abri est de plus en plus diversifié et de plus en plus important. Les vrais « clochards » désocialisés ne sont qu’une petite minorité. Les autres sont victimes de problèmes de logement. Les grandes villes sont des pôles d’attraction pour les sans-abri. La plupart d’entre elles ont multiplié et bien structuré leur aide publique à l’égard de ces personnes. Des coopérations existent entre le secteur public (CPAS) et les associations. [2]
Philippe Defeyt, président du CPAS de Namur, illustre, dans une interview, des situations concrètes de précarité en actuelle progression, si l’on se réfère à une série d’indicateurs tels que l’accès aux abris de nuit, aux services sociaux…
Cela touche principalement les jeunes, en particulier ceux avec des enfants à charge, et les personnes âgées. Le nombre de demandes d’aide adressées au CPAS est clairement en augmentation.
Deux catégories de personnes qui font appel aux CPAS et aux autres services sociaux existant : les personnes qui n’ont plus de revenu (ou un revenu insuffisant) et les personnes qui, malgré un revenu, ne s’en sortent plus (en raison, par exemple, de l’augmentation du coût de l’énergie, d’une facture hospitalière…).
Un texte de Georges Orwell, rédigé dans les années 40, jette une lumière crue sur deux des aspects les plus insupportables de la pauvreté et de l’exclusion sociale :
« Notre société n’est pas seulement organisée de façon à ce que ceux qui ont de l’argent puissent acheter des produits de luxe (...). Elle est aussi organisée de façon à ce que ceux qui n’ont pas d’argent soient obligés de le payer tous les jours par des humiliations mesquines et par des inconforts absolument inutiles » [3]
Ce texte est d’une brûlante actualité tant il illustre bien l’un des phénomènes les plus choquants de l’exclusion sociale, celui de faire payer très chèrement au « pauvre » le droit de bénéficier d’aides sociales. Celles-ci s’obtiennent par des démarches administratives longues et complexes, avec pour toile de fond le soupçon permanent d’être un « profiteur ».
Dans la société compétitive et individualiste qu’est la nôtre, la personne est seule responsable de sa situation. Toute aide risquerait de la détourner du désir de se prendre en charge elle-même. Telle est l’une des raisons pour lesquelles l’attribution de cette aide se présente comme une épreuve redoutable pour ceux qui doivent y avoir recours. C’est le paradoxe de notre société de se présenter comme la championne de la protection sociale tout en accentuant la marginalité de ceux qu’elle est censée protéger. Les bénéficiaires de l’aide sociale font l’objet d’une suspicion constante justifiée par l’argument selon lequel certains abusent de ces avantages.
C’est cette tendance à culpabiliser les pauvres que dénoncent deux acteurs engagés dans la lutte contre l’exclusion sociale : Pierre Hendrick, médecin à la Maison Médicale du Vieux Molenbeek, et Anne Herscovici, du Centre d’appui au secteur bruxellois d’aide aux sans-abri.
Ils citent, à titre d’exemple, des stéréotypes véhiculés dans le domaine des soins de santé. Tout d’abord : je paie, tu profites. Cela laisse entendre que les « pauvres » profitent de soins de qualité grâce à la générosité des « riches » qui contribuent au financement du système de protection sociale. Alors qu’en fait, ce sont les « riches » qui bénéficient des meilleurs soins et non les « pauvres ».
Ce sont les premiers qui font le plus souvent appel aux soins et aux soins les plus spécialisés et les plus chers. Il existe en ce domaine une inégalité flagrante. Un autre stéréotype, « yaka » : il suffit de le vouloir. Il s’agit d’un discours moralisateur qui renvoie les gens à leurs difficultés comme si la solution à leurs problèmes ne dépendait que d’eux et que tout échec leur était imputable.
Pierre Hendrick relève que l’un des éléments discriminants entre « pauvres » et « riches » réside dans le rapport au temps :
« Les personnes pauvres qui veulent avoir accès aux soins doivent faire des files interminables dans le cabinet de consultation du médecin. Elles ne sont jamais sûres d’être reçues le jour même. Le temps qu’elles consacrent à l’attente est occupé sans possibilité de détente. Elles subissent une inégalité par rapport à des personnes riches qui gagnent du temps en fixant des rendez-vous qui leur ouvrent des espaces de liberté dans l’organisation de leur temps. » [4]
Anne Herscovici souligne le fait qu’une telle situation découle du préjugé selon lequel « les pauvres n’ont que cela à faire, leur travail, c’est de faire la file. On leur ferait bien porter des cailloux pour mériter l’argent qu’ils reçoivent ou le service qu’on leur rend [5] »
Toutes ces observations renvoient à l’enjeu fondamental de la « lutte pour la reconnaissance sociale » de ceux qui vivent dans des situations de précarité. Axel Honneth, sociologue et philosophe allemand, auteur de La Société du mépris [6] , soutient que la société capitaliste actuelle pousse au mépris envers tous ceux qui sont « perdants » au regard des critères de réussite du système. Selon lui, ce mépris est la résultante d’un déni de « reconnaissance sociale » menaçant directement la confiance et l’estime de soi des personnes qui en sont victimes.
Ecoutons Ken Loach, réalisateur de La part des anges (The Angel’share [7]) :
« Je traite très souvent des mêmes thèmes, d’une société, d’un système économique qui n’offrent pas une vie décente à des millions de personnes. Quand un bébé naît, il a des talents, des possibilités mais dans certains quartiers, le système ne les conduit nulle part et laisse des milliers de jeunes de côté. Le nombre de jeunes chômeurs vient de dépasser le million en Angleterre. Certes, la vie ce n’est pas que le travail, mais cela donne un statut, on existe dans le regard des autres. Ces jeunes sont considérés comme des profiteurs du système. Quelle estime de soi peuvent-ils avoir ? » [8].
Comment comprendre ce phénomène de stigmatisation ou d’occultation des mécanismes d’exclusion sociale qui touche les « pauvres », dont les conditions d’existence tendent à se détériorer dans un contexte de crise ?
Au fil des années, et même au cours des siècles - comme l’a montré John Kenneth Galbraith, un célèbre économiste américain, dans un article à la fois percutant et iconoclaste : « L’art d’ignorer les pauvres » -, l’un des plus anciens exercices humains est le processus par lequel nous avons entrepris de nous épargner toute mauvaise conscience au sujet des pauvres.
Il cite ainsi les travaux d’économistes, tels David Ricardo et Robert Malthus, selon lesquels si les « pauvres » sont pauvres, c’est de leur faute en raison de leur fécondité excessive : Pour le malthusianisme, la pauvreté ayant sa cause dans le lit, les riches ne sont pas responsables de sa création ou de sa diminution. [9]
Il s’en est suivi, au milieu du XIXe siècle, une autre forme de déni qui a connu un grand succès, particulièrement aux États-Unis : le « darwinisme social », associé au nom d’Herbert Spencer. La règle suprême en est la survie des plus aptes avec pour corollaire que l’élimination des pauvres constitue le moyen utilisé par la nature pour améliorer la race.
Au cours du XXe siècle, le darwinisme social en vient à être considéré comme un peu trop cruel. Il est remplacé par un déni plus subtil de la pauvreté, associé au Président américain Herbert Hoover. En effet, selon ce dernier, toute aide publique aux « pauvres » faisait obstacle au fonctionnement efficace de l’économie. C’est cette idée, selon laquelle il est économiquement dommageable d’aider les « pauvres », qui va nourrir les arguments de ceux recherchant la meilleure manière d’évacuer toute mauvaise conscience au sujet de cette frange de la population.
Galbraith identifie cinq méthodes pour garder bonne conscience à l’égard des « pauvres ».
1. Dénoncer le fait que les initiatives prises en faveur des « pauvres » relèvent d’une manière ou d’une autre de l’État. Or, pour les économistes libéraux, l’État est par nature incompétent et inefficace : on ne saurait lui demander de se porter au secours des pauvres au risque de mettre davantage de pagaille et d’aggraver leur sort. [10]
Cette critique de l’action de l’État, particulièrement vive aux États-Unis et enjeu des campagnes électorales, constitue, en réalité, l’un des éléments d’un dessein plus vaste : refuser toute responsabilité à l’égard des « pauvres ».
2. Expliquer que toute aide publique envers les « pauvres » serait un très mauvais service à leur rendre. L’argument est plus subtil car il met l’accent sur le risque de détruire le moral et de démotiver la personne recevant des allocations. Certains affirment même que cela peut les dissuader d’accepter un emploi bien rémunéré.
3. Souligner que les aides publiques auraient un effet négatif sur l’incitation à travailler, avec pour conséquence d’opérer un transfert des actifs vers ceux dépendant des allocations sociales. Cela conduirait à décourager les efforts des premiers et à encourager le désœuvrement des seconds.
4. Mettre en évidence les effets négatifs qu’une confiscation de leurs responsabilités aurait sur la liberté des pauvres [11].. Galbraith reprend les propos définitifs du professeur Milton Friedman [12] : les gens doivent être libres de choisir. Il note que lorsqu’il s’agit des « pauvres », on n’établit plus aucune relation entre leurs revenus et leur liberté. Pourtant, il n’existe pas de forme d’oppression plus aiguë, pas de hantise plus profonde pour l’individu qui ne dispose pas de ressources suffisantes pour survivre :
« On entend beaucoup parler des atteintes à la liberté des plus aisés quand leurs revenus sont diminués par les impôts, mais on n’entend jamais parler de l’extraordinaire augmentation de la liberté des pauvres quand ils ont un peu d’argent à dépenser. Les limitations qu’impose la fiscalité à la liberté des riches sont néanmoins bien peu de chose en regard du surcroît de liberté apporté aux pauvres quand on leur fournit un revenu. » [13]
5. Lorsque tous les raisonnements précédents ne suffisent plus, il reste le déni psychologique. Il s’agit d’une propension à éviter de penser à des situations qui nous font peur, comme la mort ou encore les tragédies menaçant notre existence. Le même mécanisme est à l’œuvre pour s’épargner de penser aux « pauvres », qu’ils soient dans notre environnement immédiat ou dans les contrées du monde où survivent des populations entières dans le plus complet dénuement.
La question de la représentation que la société se fait de la pauvreté a été abordée dans un ouvrage intitulé « Le travail social confronté aux nouveaux visages de la pauvreté et de l’exclusion [14] ». L’ouvrage présente les contributions de deux auteurs, Majid Rahnema et Serge Paugam, dont l’intérêt est d’aborder l’évolution des représentations sociales influençant les rapports entre ceux qualifiés de « pauvres » et le reste de la société.
Le mot pauvreté est chargé de sens divers. Il évoque le désespoir et la honte de ceux qui manquent de tout. Une personne « pauvre » finit elle-même par consentir à l’image qui lui est renvoyée. Elle intériorise sa honte en devenant un objet manipulable dont la survie ne dépend plus que d’un autre. Un autre qui, de plus, fait tout pour ne pas l’avoir à ses côtés. Le besoin de classification des « pauvres » répond autant à la peur d’une menace qu’au désir de venir en aide.
Les institutions, les pouvoirs publics et religieux cherchent à reconnaître et à classifier les « pauvres », à distinguer les « vrais » des « faux », à aider ceux qui le méritent et à rejeter ceux considérés comme « profiteurs » ou « imposteurs ». Ce faisant, on tend à uniformiser les « pauvres », à établir des catégories qui négligent la diversité des conditions de pauvreté au profit d’une image de plus en plus simpliste. Tout ce qui caractérise leurs souffrances particulières et leurs relations individuelles est effacé par des classifications arbitraires inspirées soit par la sensibilité propre à ceux qui n’appartiennent pas à leur monde, soit par des motifs utilitaires à caractère social et économique.
La construction sociale nouvelle de la pauvreté fait, qu’aujourd’hui, le « pauvre » est l’objet d’un diagnostic et de traitements comme s’il souffrait d’une infirmité grave, d’une maladie socialement congénitale.
À l’encontre de cette conception dévalorisante et méprisante du « pauvre », Rahnema défend la thèse selon laquelle il faut radicalement changer notre vision des choses. Celle-ci ne correspond pas à la réalité pour peu que l’on aille à la rencontre et à l’écoute des « pauvres » dans leur lutte quotidienne pour la survie. Ceux qui vivent à leurs côtés peuvent attester de leurs capacités réelles à faire face aux difficultés, parfois inextricables, qui s’abattent sur eux et à trouver des solutions pour s’en sortir au jour le jour.
« Le pauvre est un être vivant dont le mode de vie et les potentialités dépendent de lui-même. Comme n’importe quel autre être vivant, il a besoin d’un environnement social, humain qui correspond à ses attentes. Il est généralement le mieux placé pour identifier ses propres problèmes, proposer des solutions et demander au moment opportun un avis aux personnes en qui il a confiance. » [16]
Une vision partagée par Christine Mahy, Secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, dans une interview :
« Le pauvre est un super-citoyen. Les personnes qui ont connu ou qui vivent dans la précarité ont un regard différent sur la société. Elles acquièrent un savoir, une expertise particulière. Leur expérience de vie est une richesse. Faire participer ces personnes pour discuter de solutions qui les concernent et des mécanismes politiques de l’organisation administrative, par exemple, peut faire gagner du temps et de l’argent à la société ! » [17]
Une vision qui rencontre l’expérience de Paul Bouchet à ATD-Quart Monde dans son témoignage La misère hors la loi :
« Le savoir-survivre des plus pauvres témoigne souvent d’une ingéniosité largement méconnue de ceux qui ne vivent pas à leurs côtés. Les volontaires du mouvement qui vivent auprès de ces familles apprennent à acquérir un regard qui n’a aucune complaisance pour les misères de la misère, mais qui découvre ce qui est trop souvent dénié et décrié : que les pauvres ont un « savoir du vécu. » [18]
Paugam propose d’aborder la question de la pauvreté en passant de la notion de manque d’argent, ou de biens, à celle d’absence de pouvoir en acquérir. Il suggère ainsi d’appréhender la pauvreté non à partir des seuls niveaux de consommation des « pauvres », mais à partir des capacités des individus à y avoir accès.
Pour Serge Paugam, la pauvreté se laisse mieux définir par une approche en termes de « pénuries de capacités », c’est-à-dire par l’impossibilité pour les personnes de faire le choix de ce qui est bon pour elles. Ce qui fait défaut à ceux qui vivent dans la pauvreté, ce n’est pas seulement de manquer de revenus pour satisfaire leurs besoins fondamentaux mais surtout de ne pas disposer de capacités à développer des réalisations pour pouvoir mener une vie digne et sensée. Il se réfère, en cela, au postulat de l’analyse sociologique de la pauvreté selon lequel chaque société définit ses « pauvres » et leur donne un statut distinct en choisissant de leur venir en aide. C’est donc la relation d’assistance (et donc d’interdépendance) entre les « pauvres » et la société qui doit être au centre de l’étude de la pauvreté.
Pour éclairer cette question, Serge Paugam fait référence à Georg Simmel (1858-1918), philosophe et sociologue allemand, qui considère la pauvreté comme une construction sociale de la réalité. Son sens est celui que la société lui donne. Pour Simmel, c’est l’assistance qu’une personne reçoit publiquement de la collectivité qui détermine son statut de « pauvre ». Être assisté est une marque identitaire de la condition du « pauvre », un critère de son appartenance à une catégorie sociale dévalorisée en raison de sa dépendance à l’égard de tous les autres. Être assisté, c’est recevoir tout des autres sans pouvoir s’inscrire dans une relation de réciprocité vis-à-vis d’eux.
Puisque les « pauvres » sont dépendants de la collectivité, voire parfois considérés comme dangereux par celle-ci, la société les désigne souvent comme « indésirables » ou « inutiles ». On sous-entend que s’ils n’existaient pas, la société se porterait mieux car débarrassée du fardeau de l’assistance.
Penser ainsi, c’est oublier que l’assistance joue un rôle de régulateur de l’ensemble du système social. Simmel ne réduit pas l’assistance à sa seule dimension « philanthropique » ou « humanitaire ». Son approche le conduit à souligner l’utilitarisme primaire de la société puisque l’assistance aux « pauvres » est un moyen d’assurer son autoprotection. À ce titre, nous sommes tous des « assistés » bénéficiant de la Sécurité sociale qui nous donne une protection contre la pauvreté.
Paugam met en exergue l’importance de considérer les transformations historiques de longue durée du rapport social à la pauvreté :
« Cette évolution correspond à un processus lent mais continu d’une centralisation successive de toute une série de fonctions et de modes de régulation sociale, du monopole de la violence légitime à la gestion bureaucratique des populations jusqu’à l’émergence de l’État social institué pour assurer la protection des individus et la cohésion sociale. [20] »
Ce processus historique est notamment lié à la formalisation et à l’institutionnalisation des formes d’assistance et de solidarité telles qu’instaurées au niveau de la société. Cela se fait à travers les lois sociales mais aussi par les interventions définies par l’État pour venir en aide aux « pauvres ».
Toutefois, ce droit à l’assistance n’est pas immuable ni inconditionnel. En référence à ce principe relevant des droits humains, la société et l’État sont tenus d’agir mais ils restent libres de circonscrire comme ils le veulent cet engagement dans les limites jugées compatibles avec les ressources de l’économie et les autres orientations politiques.
À titre d’illustration, un rapport particulièrement éclairant a été publié par la Fédération des Centres de Service Social Bicommunautaires (FCSSB-FBCMW) : L’accès aux droits fondamentaux, regards des travailleurs sociaux de terrain [21] . Dans le chapitre consacré au thème de l’accès à l’énergie, cet ouvrage montre combien le rôle de l’État, garant du droit à l’énergie pour les personnes démunies, peut le limiter par des mesures qui tendent à rendre aléatoire l’exercice de ce droit.
L’État intervient en apportant aide et assistance au public précarisé qui peine à se fournir en énergie. Difficultés liées, par exemple à leur faible revenu, à leur logement parfois insalubre empêchant des économies d’énergie, à la difficulté de traiter avec les fournisseurs qui, dans un marché libéralisé, font primer l’intérêt économique sur l’exigence d’un service public accessible à tous. Des mesures sociales ont été introduites pour garantir l’accès à l’énergie à ceux qui risquent d’en être exclus : le placement « d’un limitateur de puissance » et la création du statut de « client protégé ».
La loi confie au CPAS une mission légale dans le cadre de la fourniture d’énergie aux plus défavorisées. Cette mission inclut un volet d’accompagnement et de guidance sociale et budgétaire. La législation confère donc aux CPAS le rôle de partenaire incontournable. Il peut intervenir dans les factures ; mettre en place une guidance budgétaire ; demander le relèvement de la puissance électrique quand le ménage est sous limiteur de puissance ou encore négocier les plans d’apurement des dettes avec le fournisseur.
Toutefois, paradoxalement, ces mesures ont pour conséquence de renforcer les discriminations en soumettant les personnes précarisées à des contrôles et à des restrictions qui limitent leur liberté de choix. Dans les faits, les personnes précarisées ne se trouvent plus face à un seul interlocuteur, le fournisseur, mais face à divers acteurs sociaux qui s’y substituent. Ils ont leur logique propre et conditionnent leur aide selon des exigences pouvant rendre cet accès à l’énergie complexe et parfois problématique. Selon les travailleurs sociaux, on impose, de manière générale, bien plus d’efforts aux personnes précarisées qu’au reste de la population.
Un discours tend à s’imposer qui considère que les personnes en difficulté sont responsables de leur situation et qu’il faut les inciter à résoudre elles-mêmes leurs problèmes. Cette notion de responsabilisation est caractéristique d’une société axée sur le mérite individuel. Cependant, elle n’est pas sans conséquence pour un public précarisé mis en demeure de démontrer sa capacité à économiser de l’énergie s’il veut disposer d’un indispensable soutien financier. Derrière cette notion de responsabilisation se cachent parfois des formes subtiles de punition. [22]
L’association a pour objectif d’accompagner physiquement sur le terrain des personnes en situation de détresse et de décrochage social qui doivent effectuer des démarches administratives auprès d’institutions, de services sociaux, juridiques et médicaux.
Le projet a vu le jour en 2001. L’accompagnement est destiné à faciliter la compréhension et la réalisation de ces démarches par ces personnes confrontées à la difficulté de l’accès au droit à l’aide sociale, à la santé et à l’aide juridique. Le but est de les rendre autonome dans le respect de leur dignité au sein de la société. L’association s’appuie sur une équipe d’une trentaine de bénévoles pour assurer l’accompagnement.
« J. est devenue SDF depuis qu’elle a dû quitter la commune où elle habitait. Elle s’est retrouvée à la rue dans une autre commune. Elle a trouvé provisoirement un lieu d’accueil où elle peut passer la nuit à condition de téléphoner chaque jour pour réserver une place disponible le soir à 20h. Elle souhaiterait pouvoir bénéficier de l’aide sociale du CPAS et trouver un nouveau logement. Étant donné qu’elle n’a plus d’adresse officielle, la mutuelle ne lui octroie plus son allocation. C’est pour cette raison que le CPAS est sollicité pour qu’il serve d’adresse de référence.
Le rendez-vous pour l’accompagner dans cette démarche est fixé à 8 h du matin devant le CPAS. Elle est très dépressive et arrive angoissée à l’idée de rencontrer l’assistant social. Elle a énormément de mal à gérer ses documents. Nous nous installons dans la salle d’attente en attendant que l’assistant social nous appelle.
J. se détend un peu et me parle de sa situation. Elle a travaillé l’essentiel de sa vie. Elle a connu de graves problèmes familiaux qu’elle évoque avec peine. L’attente est longue dans un lieu particulièrement déprimant, à côtés de personnes durement touchées par la vie.
Elle s’impatiente et va fumer cigarette sur cigarette à l’extérieur du bâtiment quand l’assistant social l’appelle. Il l’interroge sur son histoire personnelle, lui pose des questions et reconnaît le bien-fondé de sa démarche. Il lui soumet alors une feuille avec tous les documents qu’elle doit se procurer pour constituer son dossier. Il énonce en rafale les documents qu’elle doit apporter et dans quels délais : mutuelle : il faut une attestation ; médecin : il faut attester de l’incapacité de travailler ; ancienne commune : il faut un document attestant qu’elle ne relève plus de sa juridiction…
J. est complètement perdue et ne prend aucune note. J’enregistre les informations pour elle. Un prochain rendez-vous est fixé. J. est soulagée. Elle décide de retourner à l’association retrouver la coordinatrice sociale pour qu’on l’aide à rassembler les attestations nécessaires. Il est 11h du matin quand nous sortons dans la rue. »
Trouver un logement, faire valoir ses droits à l’aide sociale du CPAS, se rendre chez un avocat pour obtenir un soutien juridique ou chez un médecin dans le service d’un hôpital et d’autres démarches du même type constitue, à bien des égards pour certains, un véritable parcours du combattant !
Ceux qui vivent dans la précarité au quotidien éprouvent des difficultés énormes à effectuer ces démarches en raison de problèmes de langue, de compréhension des procédures, de timidité, de peur de rencontrer des professionnels n’ayant pas toujours la patience requise pour les écouter. La raison en est que ceux qui connaissent la galère et la misère cumulent les handicaps : manque de revenus, santé précaire ou encore sentiment de dévalorisation dû à des échecs répétés.
C’est ce que l’on appelle le cercle vicieux de la pauvreté. Découragés, désorientés, certains d’entre eux frappent à la porte de l’association, devenue, au fil du temps, un service d’accueil et d’orientation de première ligne.
C’est la coordinatrice sociale qui les reçoit, analyse leur situation et planifie les démarches administratives vers des organismes divers : CPAS, mutuelles, ONEM, bureau d’aide juridique (BAJ) et avocats pro deo, Justice de paix, Tribunal du travail, hôpitaux. Un volontaire est contacté pour une mission d’accompagnement de la personne ayant sollicité l’association pour qu’elle puisse trouver une issue à son problème mais également la soutenir moralement dans cette démarche.
Le but de la mission d’accompagnement est d’aider la personne à briser sa dépendance et son isolement vis-à-vis des institutions auxquelles elle doit faire appel. Le rôle du volontaire est de servir d’intermédiaire, de médiateur, d’interprète entre la personne qu’il accompagne et les professionnels des services concernés.
Accompagner, c’est cheminer avec quelqu’un, devenir son compagnon de route pour atteindre un but, partager son histoire dans une relation de confiance, découvrir les capacités de l’autre.
« Un message urgent de la coordinatrice sociale me parvient pour que j’accompagne M.V. qui se trouve en ce moment à l’association, vers une maison d’accueil. Il n’a plus de logement, se trouve provisoirement à la rue et loge la nuit au Samu social [24]. Sa santé est précaire. Mr.V. a besoin d’être entouré et aidé pour subvenir à ses besoins. La coordinatrice sociale a fait appel à une maison d’accueil qui est disposée à le recevoir et à lui offrir le gîte pour une période indéterminée. C’est une chance à saisir mais sur-le-champ. Il faut le conduire dans cette Maison d’accueil située au cœur de Bruxelles. M.V. ne se sent pas capable d’y aller seul ni de trouver l’adresse. Dans le métro, il se confie sur la multitude de problèmes qui l’assaillent et qu’il ne peut maîtriser seul.
Nous arrivons à la maison d’accueil où un éducateur particulièrement attentif et bienveillant le reçoit. Il le rassure sur le fait qu’il peut séjourner dans la maison avec les services de repas et d’entretien de son linge jusqu’à ce qu’une solution à son problème soit trouvée. Il en pleure de joie et me serre longuement dans les bras au moment où je le quitte. Je repars le cœur soulagé de le voir ainsi reprendre confiance en la vie et d’avoir pu partager un peu de ses terribles soucis. »
Les Amis d’Accompagner travaillent avec un réseau de partenaires qui font régulièrement appel aux services de l’association : centres d’accueil d’urgence, maisons d’accueil, services sociaux de CPAS, centres d’hébergement pour demandeurs d’asile, services de santé…
« La mission confiée par la coordinatrice d’Accompagner est de me rendre tôt le matin au Samu social où loge M. S. depuis quelque temps. Il doit se rendre à l’association Caritas pour obtenir des documents lui permettant d’être rapatrié dans son pays.
Au cours du trajet, M.S. me raconte sa terrible histoire. Arrivé d’Italie à Bruxelles en train à la gare du Nord pour y rencontrer une personne qui devait lui permettre d’obtenir du travail, il ne vit jamais cette personne et resta errer dans la gare dans l’attente de cette rencontre.
Alors qu’il s’était endormi, couché sur le sol, il fut dépouillé de son passeport et d’une somme d’argent qu’il gardait en réserve. Il avait une infection aux pieds qui le faisait souffrir. Par chance, il fut secouru par une infirmière de l’association Infirmiers de rue qui lui prodigua les soins nécessaires et demanda son admission au Samu social pour son hébergement. Une médiatrice sociale de l’association Diogènes le prit en charge pour lui obtenir un passeport de remplacement à l’ambassade.
Son séjour au Samu social fut particulièrement pénible. Il me dit qu’il y avait rencontré bien des souffrances de personnes avec lesquelles il avait beaucoup de mal à communiquer. Sa volonté était de quitter ce lieu pour rentrer au pays. Il devait obtenir ses documents de voyage auprès de l’association Caritas où je l’accompagnai. Le départ était fixé le jour suivant. Il fallait être à l’aéroport à 8h du matin pour y rencontrer un représentant de l’Organisation Internationale pour les Migrants (OIM) qui lui donnerait le billet d’avion et l’aiderait à l’enregistrement. De retour au Samu social, il fut convenu qu’une voiture le conduirait directement à l’aéroport à l’heure dite.
Ce n’est que grâce l’action de plusieurs associations qui avaient coordonné leurs efforts que M. S. voyait une issue à l’impasse dans laquelle il était tombé. »
Lors de cette mission, comme dans tant d’autres, l’association constitue le maillon d’une chaîne sociale solidaire qui peut compter sur l’engagement d’une trentaine de volontaires et d’une équipe de coordination.
En tant que bénévole, l’expérience personnelle que j’ai acquise tout au long des missions qui m’ont été confiées dans l’association Accompagner m’a ouvert les yeux. Et cela tout autant sur la terrible solitude et la souffrance vécue par les personnes littéralement aspirées par la spirale des problèmes à affronter que sur leur extraordinaire capacité et leur énergie à tenter de s’en sortir.
J’ai pu mieux saisir, aussi au gré des rencontres avec ces personnes que j’ai accompagnées, l’engrenage qui les poussait inexorablement vers toujours plus de précarité. Une précarité qu’elles voulaient briser en faisant appel à l’association.
Ce fut pour moi l’occasion d’une prise de conscience de mécanismes d’exclusion sociale extrêmement puissants qui les touchent de plein fouet et qui rendent les personnes en difficulté parfois plus vulnérables encore.
Il est une question qui fait l’objet de controverses et de débats passionnés, lorsque l’on évoque le sort de ceux qui vivent dans la pauvreté : celle de leur responsabilité dans cette situation. Les jugements à l’emporte-pièce de certains de nos concitoyens, les critiques de « l’assistanat » qui s’est invité dans le débat politique pour dénoncer ceux préférant solliciter des aides sociales plutôt que de travailler, les accusations scandalisées de « fraude sociale », sont autant de signes d’une stigmatisation grave des personnes touchées par la pauvreté.
Comment aborder un tel débat sans tomber soi-même dans la polémique ou dans la compassion bienveillante ?
Un dossier publié dans le journal l’Avenir du 22 juin 2012 apporte un témoignage précieux et percutant sur les mécanismes d’exclusion sociale à l’œuvre dans notre société qui poussent un nombre croissant de personnes vers la précarité : « CPAS : le vrai visage de la crise ».
Dans l’introduction du dossier, les auteurs avertissent leurs lecteurs et anticipent déjà les réactions :
« Un bon conseil : ne lisez pas ce dossier. Car vous risqueriez de voir les choses autrement….Faites bien gaffe avant de découvrir la réalité peu joyeuse de milliers de chômeurs. À l’automne, juste après les élections communales, ils devront pousser les portes d’un CPAS. Ne le prenez pas mal mais vous qui abreuvez peut-être les forums de vos idées recuites sur le sujet.
Vous qui trouvez peut-être qu’il suffit d’un peu de courage et de débrouillardise pour s’en tirer dans la vie, restez sur vos gardes car dans les pages qui suivent, on vous parle de gens qui, même en étant débrouillards ou courageux, ne s’en sortent pas…Si l’audace vous prend de vous aventurer dans le témoignage de ceux qui, au quotidien, ont les mains dans le cambouis du social, vous verrez une réalité différente. »
Le CPAS constitue un rempart conçu par les Pouvoirs publics pour venir en aide aux plus démunis. Il constitue à la fois un miroir de la pauvreté et le dispositif mis en place pour la combattre. Le dossier présente un éclairage sans fard sur une réalité sociale largement ignorée ou occultée aux yeux du grand public.
Parmi les thèmes abordés dans ces pages, il en est un qui illustre particulièrement bien la progression de la précarité et un mécanisme pervers d’exclusion sociale. Il s’agit de l’instauration d’une dégressivité accrue des allocations de chômage, avec pour objectif de stimuler la recherche d’emploi. Pourtant, nul n’ignore que le chômage est devenu structurel et qu’il n’y a pas un nombre d’emplois suffisant pour ceux qui postulent. L’économiste Philippe Defeyt traduit cette situation par une image : « ce sont moins les personnes qui se sont éloignées de l’emploi que l’emploi qui s’est éloigné d’elles ».
Avec cette mesure d’économie du gouvernement fédéral, au bout de quatre années [25] , les chômeurs verront leurs allocations de chômage réduites de façon telle qu’un grand nombre d’entre eux se trouveront dans l’obligation de pousser les portes du CPAS de leur commune pour solliciter des aides sociales.
Les chiffres cités dans le dossier, sur la base des données fournies par la CSC, évaluent le nombre de demandeurs d’emploi touchés par la mesure à 170 000 (dont 30 000 à Bruxelles, 80 000 en Wallonie, 60 000 en Flandre).
Selon Bernard Antoine, directeur général de la Fédération wallonne des CPAS, un constat s’impose : « en clair, le niveau de chômage plancher que les gens vont obtenir sera, à 50 euros près, ce que les bénéficiaires du revenu d’intégration peuvent avoir au CPAS ». Claude Emonts, président du CPAS de Liège depuis 17 ans, considère que cette réduction des allocations de chômage va précipiter des familles entières dans une forme de précarité, de pauvreté cachée : « ce sont d’abord les femmes cohabitantes qui seront touchées. Puis, les jeunes. Et ainsi en cascade. Ce sont des pans entiers de revenus qui vont disparaître. »
Face à cette dégradation de leurs conditions de vie, ces familles se tourneront vers les CPAS pour obtenir des aides sociales complémentaires en matière de logement, de chauffage, de soins de santé, etc. Ces demandes pèseront plus lourd encore sur les CPAS dont les ressources dépendent de communes, dont certaines en grandes difficultés financières.
D’une façon plus générale, comme le souligne Jacques Wels dans un article [26], ce type de mesure, en période de crise, constitue un révélateur des orientations politiques des Pouvoirs publics. Parmi les éléments cités, on peut relever le fait de :
favoriser, sans le dire explicitement, les emplois précaires (contrat à durée déterminée, travail intérimaire, contrat à durée indéterminée rompu en période d’essai…) et les emplois de qualité moindre (bas salaires, mauvaises conditions de travail….) ;
permettre à la masse des chômeurs, de plus en plus fournie et variée en termes de qualifications, de faire pression sur les travailleurs. Ceux-ci se trouvent mis en concurrence avec des demandeurs d’emploi susceptibles d’accepter des salaires moindres et des conditions de travail plus difficiles.
Ainsi, la politique d’activation du comportement de recherche d’emploi qui justifie la diminution progressive des allocations de chômage peut constituer une injonction à accepter des emplois qui ne correspondent ni à la qualification du demandeur, ni à ses aspirations personnelles. La pression augmente sur les travailleurs en même temps que sur les chômeurs et sur la paix sociale.
L’auteur conclut son article en soulignant l’impact sur l’ensemble de la société :
« Enfin, il faut comprendre dans cette mesure ce qu’elle induit de tricherie de la part des usagers. Demain encore plus qu’aujourd’hui, il s’agira de sauver sa peau. Il faudra truquer le jeu. Ne plus se domicilier comme cohabitant, mais plutôt comme isolé pour toucher une allocation un peu plus large, travailler en noir, prendre quelque temps un emploi humiliant, avilissant et le quitter. Le jeu entraînera davantage de contrôle et de sanctions encore plus lourdes à la clé. Mais il faudra jouer. Il faudra trouver des recettes pour payer son loyer, pour manger, pour vivre, pour avoir une vie sociale correcte. Et on ne pourra pas blâmer ces comportements. La mise en place d’une telle politique ouvre une brèche qu’il sera difficile de fermer : ce n’est pas tant le chômage – c’est important de le comprendre - qui va être affecté et pas tant les chômeurs, mais bien la société dans son ensemble, le rapport social qui s’installe entre État et individus ou entre individus qui risque d’être, sur un temps plus ou moins long, altéré. [27] »
Un autre mécanisme d’exclusion sociale, qui se renforce en période de crise, est celui des conditionnalités des droits aux aides sociales.
Les personnes qui sollicitent l’aide du CPAS se heurtent à des difficultés accrues pour connaître les exigences de plus en plus nombreuses qui conditionnent l’accès aux droits et pour les satisfaire. Les problèmes rencontrés se situent non seulement au niveau de la compréhension des procédures à suivre et des documents à remplir. Mais, il s’agit aussi de problèmes de communication avec les travailleurs sociaux qui imposent des démarches, des consignes, des contrôles avec, en toile de fond, la menace d’être sanctionné si l’on est pris en défaut de ne pas respecter les règles et les délais prescrits.
Liliane dans le dédale de l’aide sociale
Liliane, une jeune femme originaire d’Afrique a épousé un homme qui, après quelques années de mariage en Belgique, l’a abandonnée. Elle souffre de graves problèmes de santé qui exigent d’elle qu’elle soit suivie et traitée régulièrement par un médecin.
Son divorce lui a fait perdre le droit de séjour qu’elle avait obtenu en se mariant avec un citoyen belge. Elle a dû engager une nouvelle procédure auprès de l’Office des étrangers, en invoquant des raisons humanitaires, pour que soit régularisée sa situation. Il lui était, en effet, impossible de recevoir, dans son pays d’origine, les soins médicaux nécessités par son état de santé.
Elle bénéficie, durant le temps de l’examen de son dossier par l’Office des étrangers, d’une « annexe 35 » qui l’autorise à rester provisoirement sur le territoire belge. Durant ce laps de temps, elle peut faire appel au CPAS qui a l’obligation de lui octroyer l’aide nécessaire pour subvenir à ses besoins matériels, payer ses frais médicaux et son logement.
Liliane se trouve ainsi dans l’obligation d’introduire une demande en bonne et due forme auprès du CPAS de sa commune. L’ensemble de la procédure est géré par un assistant social qu’elle doit rencontrer à de multiples reprises tout au long de l’établissement et du suivi de son dossier lui donnant accès à ses droits.
Le problème est que la communication avec l’assistant social se passe difficilement en raison d’un problème de langue. Liliane ne parle que l’anglais et son assistant social ne parvient pas à se faire comprendre pour lui indiquer les démarches qu’elle doit entreprendre pour justifier de sa situation. L’assistant social s’adresse alors à l’association Accompagner pour que des bénévoles servent d’interprètes et accompagnent Liliane vers les différents organismes devant lui fournir les attestations dont elle a besoin.
J’étais parmi les bénévoles qui sont intervenus et j’ai effectué plusieurs missions qui se sont étalées sur plus d’un an. Au fil de ces missions aux côtés de Liliane, j’ai découvert un univers quelque peu kafkaïen….
La première chose qui m’a frappé, dès l’entrée dans le CPAS, est le caractère impersonnel et froid de la salle d’attente, une vaste pièce entourée de portes grises qui s’ouvrent et se ferment à l’appel d’un nom. Au milieu de la salle, sur des chaises en bois, une trentaine de personnes patientent. Il règne un silence pesant. Parfois quelqu’un s’énerve quand l’attente est trop longue. En arrivant dans la salle, il faut, après avoir fait la file, s’adresser à l’unique guichet et soumettre la convocation au préposé qui s’assure de la conformité du rendez-vous. Il vous demande alors d’attendre encore que l’assistant social en charge du dossier vous appelle. Voilà pour le décor.
C’est dans cet endroit peu accueillant que Liliane doit se rendre à intervalles réguliers. En effet, l’aide qui lui est accordée est soumise à des conditions très strictes exigeant d’elle qu’elle puisse produire les documents justificatifs de sa situation sur la base d’une liste énoncée par l’assistant social. Les aides sont accordées pour des durées limitées et doivent être renouvelées par de nouveaux justificatifs.
Pour Liliane, c’est la situation « en attente de régularisation » qui lui ouvre le droit à l’aide sociale sur la base d’une « annexe 35 » qu’elle doit retirer tous les mois au bureau des étrangers de la commune. Ce document lui sera fourni tant que la procédure de régularisation sera en cours et que l’Office des étrangers n’aura pas signifié à la commune le refus de la demande avec « l’ordre de quitter le territoire ». Cette procédure peut durer longtemps, parfois plusieurs années. Il faut noter que pendant ce temps-là, la personne doit constamment renouveler les mêmes démarches et supporter l’incertitude lancinante quant au sort qui lui sera réservé.
Sur base du sésame de « l’annexe 35 », Liliane peut prétendre à des aides sociales. C’est là que la situation devient critique car elle pénètre alors au cœur d’une machine administrative très complexe.
Lors des rencontres avec l’assistant social, celui-ci énonce, en rafale, d’après d’une liste préétablie, les différents documents et attestations à lui remettre. Ceux-ci doivent être rendus à des dates différentes pour le dossier qu’il introduit pour décision au comité de gestion du CPAS. C’est ce comité qui donne son accord ou, à l’inverse, qui refuse la demande introduite. Les aides sociales octroyées ne tiennent toujours qu’à un fil, pouvant être compromises si un défaut de procédure ou une appréciation différente intervient de la part du comité. Il a trente jours pour communiquer sa décision.
L’histoire de Liliane est révélatrice de la difficulté d’accès aux droits pour les personnes précarisées plongées qu’elles sont dans le dédale des procédures et le labyrinthe des démarches à effectuer. Sans être « accompagnée », Liliane ne pourrait ni comprendre ni respecter les exigences qui conditionnent son droit à l’aide sociale. L’assistant social n’a pas toujours la possibilité de lui consacrer un temps suffisant pour lui expliquer les procédures. Malgré sa bonne volonté, il est le plus souvent débordé dans un service social en surcharge administrative. Il a, par ailleurs, la responsabilité du suivi d’un grand nombre de demandeurs d’aide. Isabelle Franck, dans un document d’analyse, souligne combien de plus en plus, le travail social est vu comme un coaching, assorti d’une bonne dose de contrôle, censé aider les gens à s’adapter à un système qui, lui, n’est pas remis en question [28]
D’une façon générale, on peut observer que l’application des droits se révèle être un parcours périlleux à l’issue aléatoire, comme le souligne un travail collectif d‘associations ayant participé à la rédaction du Rapport général sur la Pauvreté [29]. Parmi les obstacles à l’application des droits relevés dans le rapport, je retiendrai principalement deux illustrations significatives de la complexité de la machine administrative à laquelle se heurtent ceux qui font appel à l’aide sociale :
À chaque droit se trouvent liées, à la fois des procédures de demande, des conditions d’application, des procédures de recours et la mise en œuvre par les administrations. Ainsi, les conditions se sont renforcées dans les CPAS, au nom de la volonté de favoriser l’intégration sociale des personnes demandeuses d’aide. Cette intention, légitime par ailleurs, aboutit parfois à des obligations formelles. Dans l’exemple de Liliane, l’une des conditions qui lui était imposée pour obtenir le Revenu d’Intégration Sociale (RIS) était de produire une attestation prouvant qu’elle était demandeuse d’emploi. Pourtant, vu sa situation en attente de régularisation, elle ne pouvait en aucune manière être engagée sous contrat de travail par un employeur. Cette condition imposait à Liliane de faire une démarche auprès d’Actiris qui ne pouvait forcément pas aboutir mais était censée prouver sa bonne volonté.
Au regard des situations rencontrées, il apparaît que l’augmentation des conditions, des devoirs, qui accompagnent de nombreux droits, laisse place à une part d’arbitraire dans la décision finale.
Là où cet arbitraire apparaît flagrant, c’est dans l’attribution des aides sociales qui varient d’ailleurs d’un CPAS à l’autre. L’aide sociale relève, dans certains domaines du « droit », comme dans le cas du Revenu d’Intégration Sociale (RIS), ou de la « faveur » comme pour l’aide au logement, l’aide alimentaire, l’aide financière pour des factures d’énergie… Elles sont laissées, en partie, à l’appréciation subjective du travailleur social qui juge de la légitimité de la demande.
Domicilié dans telle commune, vous recevrez une aide mais dans la commune voisine, cette aide vous sera refusée. L’ensemble des aides sociales octroyées par les CPAS révèle à la fois de profondes différences selon les communes et un arbitraire dans leur attribution, comme le souligne Yvan Mayeur, Président du CPAS de Bruxelles. Il constate et regrette d’importantes différences de traitement d’un CPAS à l’autre :
« Selon le lieu de domiciliation du bénéficiaire, selon la politique d’aide sociale menée par le CPAS, par la commune, le droit social en Belgique diffère selon les communes. Ainsi, pourtant vitales, certaines d’entre elles (prise en charge des frais médicaux, paramédicaux et pharmaceutiques, aide pour l’accessibilité aux denrées alimentaires…), ne sont pas garanties. Cela est inacceptable. Aussi, il faut repenser notre système et ainsi remonter au niveau fédéral certaines actions et initiatives locales pour ainsi offrir une harmonisation positive des pratiques des CPAS en matière d’aide sociale. [30] »
C’est bien là l’une des contradictions de la politique actuelle des pouvoirs publics qui, à l’inverse de ce qui est proposé, tend à renforcer les niveaux régional et local (communal) dans l’attribution de l’assistance aux personnes précarisées. Or, c’est dans les communes les plus pauvres que se concentre le plus grand nombre de personnes vivant dans la précarité alors que ces communes ont forcément les moyens financiers les plus faibles.
Un problème récurrent chez les personnes devant faire appel au CPAS est leur solitude face à la multiplication des exigences qui leur sont imposées. Ainsi, Liliane pouvait difficilement faire face seule à ce qui était exigé d’elle, tant pour des raisons linguistiques que par méconnaissance des procédures légales.
Il est frappant de constater que la législation complexe est de plus en plus éloignée de ceux qui devraient pouvoir en bénéficier. Elle ne semble pas conçue pour soutenir les personnes qui en ont besoin mais plutôt pour les contrôler.
Un cas exemplaire est celui des difficultés rencontrées dans l’application de la procédure de l’Aide Médicale Urgente (AMU) dont le but est de garantir l’accès aux soins de santé à des publics qui vivent dans des situations de précarité extrême (personnes en situation irrégulière, sans domicile fixe). Selon la loi, les CPAS ont pour tâche de garantir à chacun une existence conforme à la dignité humaine. Il entre ainsi dans leurs prérogatives d’accorder le bénéfice de l’AMU à ceux qui n’ont pas de sécurité sociale, et donc pas de couverture mutuelle, alors que leur état de santé requiert des soins médicaux indispensables chez un praticien ou dans un hôpital. Ce sont les CPAS qui accordent une carte médicale ou des réquisitoires pour un traitement en hôpital. Ils ont pour tâche d’informer les publics concernés de leurs droits sociaux.
C’est là que le bât blesse et que la mise en œuvre de la procédure pose problème, selon un Mémorandum [31] publié par Médecins du Monde avec le concours et le soutien de 40 organisations.
Le rapport constate que, selon les chiffres de L’Annuaire 2011 : pauvreté et exclusion sociale, 50% des personnes en séjour irrégulier n’ont pas connaissance de la procédure d’Aide Médicale Urgente (AMU). De plus, celles qui connaissent ce droit ne parviennent pas toujours à le faire valoir. Ainsi, les barrières culturelles, linguistiques et l’ignorance des droits et des procédures sont les principaux obstacles pour les personnes en séjour irrégulier.
Une enquête, menée en 2009 par Médecins du Monde, montre que 98% des personnes en séjour irrégulier interrogées à Bruxelles avaient droit à un remboursement des frais de soins médicaux, mais que seulement 58,2% d’entre elles étaient effectivement informées de ce droit. Seules 34,4% des personnes informées entreprennent des démarches pour faire valoir leurs droits et finalement seulement 9,8% des ayants droit ont pu bénéficier d’une aide. L’écart entre les droits théoriques des personnes en séjour irrégulier et leurs droits effectifs est donc particulièrement important en région bruxelloise.
De plus, chaque CPAS bruxellois utilise sa propre procédure, dont le déroulement n’est pas évident pour un non-initié. Cela signifie que les 19 CPAS de Bruxelles utilisent des documents divergents ou différents. Une harmonisation des pratiques permettrait de faciliter l’accès aux soins pour les personnes en séjour irrégulier. Cette harmonisation faciliterait également l’application de l’AMU pour les prestataires de soins et les CPAS.
Par ailleurs, les auteurs du Mémorandum constatent que les demandeurs d’aide conservent souvent un souvenir désagréable de la façon dont ils ont été traités lors de leur première visite au CPAS. Ils constatent aussi que le mode d’accès utilisé crée parfois un obstacle quasi insurmontable pour les demandeurs :
« Certains CPAS obligent les demandeurs d’aide à prendre rendez-vous par téléphone. Or les personnes en séjour irrégulier n’ont pas toujours le téléphone et les frais (d’un gsm à un appareil fixe) peuvent devenir importants si l’utilisateur doit attendre longtemps avant qu’on lui réponde. Il est aussi plus difficile, pour une personne en séjour irrégulier qui ne maîtrise ni le français ni le néerlandais, d’engager une conversation téléphonique plutôt que de se rendre directement au CPAS. (…) Dans la salle d’attente du CPAS, le demandeur d’aide doit souvent attendre très longtemps avant que l’on commence à prendre en considération sa demande (parfois même des heures et ce, bien qu’il ait pris rendez-vous). Cela peut frustrer et complique la communication avec la personne qui le prend en charge. Il faut éviter le plus possible de reporter un rendez-vous à cause de l’absence de l’assistant social. Cela peut être frustrant, voire dangereux pour une personne qui a une demande (médicale) urgente. [32] »
L’une des conclusions du mémorandum en réponse à ces problèmes est que les services d’aide classiques n’ont malheureusement pas les moyens de proposer un tel accompagnement individuel.
Ces faits illustrent combien les mécanismes d’exclusion sociale peuvent être subtils et se loger dans la conditionnalité des droits. Sous couvert de responsabilisation des personnes qui doivent « se prendre en main » et devenir « autonomes » pour s’intégrer dans la société, on a durci et renforcé les conditions d’accès à l’aide sociale. On en arrive à l’effet contraire en développant l’assistance-dépendance qui maintient les personnes dans une précarité de laquelle il est de plus en plus difficile de sortir.
On l’a dit : les inégalités ont explosé dans nos sociétés, sous l’aiguillon d’un ensemble de facteurs liés tant à la globalisation de l’économie qu’au progrès scientifique et technique, au triomphe de la finance comme moteur de l’économie et à la concentration du pouvoir et des richesses entre les mains d’un petit nombre. En effet, les 10% les plus riches de la population possèdent 83% des richesses mondiales [33] . Ces inégalités sont dans, le même temps, une formidable machine à fabriquer des exclus laissés au bord du chemin.
Le fossé se creuse sans cesse entre ceux qui participent à ce progrès, s’enrichissent, voient leur niveau de vie s’accroître et ceux qui décrochent et basculent dans la pauvreté, emportés par un processus de marginalisation sociale. Cette marginalité sociale est d’autant plus forte que les « pauvres » comptent peu dans la société comme groupe à part entière dont la voix se fait entendre au niveau politique.
Comme l’écrit Simmel, « le groupe des pauvres ne demeure pas uni par l’interaction de ses membres, mais par l’attitude collective que la société, en tant que tout, adopte à son égard ». C’est ce qui explique que, bien que les « pauvres [34] » représentent en Belgique 15% de la population, ils n’ont pas les moyens politiques de se mobiliser lorsque l’on cherche, comme c’est le cas aujourd’hui, à limiter leurs droits. Là est leur ultime dépendance : les « pauvres » sont tributaires des non-pauvres non seulement pour bénéficier d’une aide matérielle, mais également pour exister politiquement en tant que groupe détenteur de droits.
Le monde associatif a un rôle majeur à jouer pour promouvoir une culture de la solidarité à contre-courant de la culture dominante de la société fondée sur l’individualisme, la compétition et la réussite sociale [35]. Le rôle est de :
Les associations doivent inscrire leur action dans une perspective fondée sur l’échange, la redistribution vers les catégories moins favorisées, l’engagement collectif et bénévole. Et cela pour que l’économie soit davantage mise au service de l’humain sans exclure les plus faibles. Elles doivent mobiliser des relais politiques pour soutenir leur action.
Cette culture de la solidarité se heurte souvent au scepticisme, voire au rejet d’une partie de la population, hostile à toute politique sociale d’aide. Celle-ci est accusée de favoriser l’assistance et la passivité de ceux qui en bénéficient et qui seraient responsables de leur manque d’intégration dans la société.
L’image négative de la pauvreté constitue l’un des obstacles majeurs auquel se heurtent les politiques sociales et les acteurs sociaux. Elle n’est pas propice à légitimer leur engagement social aux yeux du grand public et dès lors à inciter le politique à mettre en place les mesures pour mener une lutte durable et efficace contre la pauvreté en donnant les moyens d’aboutir à ceux qui la mènent.
Dans la pratique, les budgets sociaux sont la cible des restrictions, les subsides des associations sont rabotés, les travailleurs sociaux travaillent sous divers statuts qui les précarisent - quand leur emploi n’est tout simplement pas menacé.
L’enjeu est alors de promouvoir une revalorisation sociale des personnes qui vivent en situation de pauvreté. Il faut casser l’image d’assisté, de profiteur ou de fainéant qui, trop souvent, colle à la peau de ceux qui font appel à l’aide sociale. C’est en prenant conscience de la complexité des situations vécues, entraînant des personnes seules et des familles dans des difficultés sans nom, que l’on comprend mieux le combat quotidien qu’elles mènent pour s’en sortir, souvent avec et énergie et détermination.
Axel Honneth, sociologue et philosophe allemand, dans un ouvrage récent : La Société du mépris [36] , met en lumière le fait qu’une société peut faillir lorsque son climat culturel remet fondamentalement en cause les conditions de « l’autoréalisation individuelle ». Il introduit une notion fondamentale qu’il qualifie de « lutte pour la reconnaissance ». Selon lui, la formation d’une identité autonome et accomplie dépend étroitement des relations de reconnaissance mutuelle que les êtres humains parviennent à établir entre eux. Cette reconnaissance peut s’opérer dans trois sphères normatives distinctes :
1. La sphère de l’amour et de l’amitié
L’idée est que seuls les liens affectifs qui unissent une personne à un groupe restreint lui confèrent cette confiance en soi sans laquelle elle ne pourra participer avec assurance à la vie ;
2. la sphère juridico-politique.
Un individu est reconnu sujet porteur de droits s’il peut envisager ses actes comme une manifestation de sa propre autonomie, respectée de tous, lui permettant de parvenir au respect de soi ;
3. la sphère de la considération sociale
Grâce à celle-ci, la personne éprouve l’estime de soi car elle se voit reconnue dans les valeurs qu’elle promeut et qui contribuent aux fins éthiques que s’assigne la société. C’est la revendication de la place de la culture comme ferment de richesse dans les liens sociaux qui se nouent entre chacun des membres de la société.
Selon Axel Honneth, cette reconnaissance se trouve gravement menacée dans la société capitaliste actuelle qui pousse à généraliser ce qu’il qualifie de mépris s’accompagnant de sentiments de honte, de colère ou d’indignation. On assiste alors à la perte de confiance en soi en tant que personne digne d’affection, à la perte du respect de soi en tant que membre d’une communauté d’égaux et à la perte de l’estime de soi dans un corps social indifférent ou hostile.
Sans ce respect et cette estime de soi, il est encore plus difficile de faire face à des situations de précarité professionnelle, économique, de santé, etc. La capacité à gérer des situations difficiles et de rebondir suite à un échec ou une grosse difficulté s’en trouve largement compromise.
C’est sur le terrain de la lutte contre l’exclusion sociale et en agissant pour la reconnaissance sociale des personnes précarisées, que les associations participent à la construction d’une société plus solidaire visant à recréer du lien social, à lutter pour le respect des droits (droit au logement, droit à la santé, droit à l’éducation…), à développer des projets collectifs qui redonnent à ces personnes une place dans la société.
Gérard Warnotte
Octobre 2012
Vos commentaires, vos réactions, vos témoignages au sujet de ce texte peuvent être adressés à gerard.warnotte@skynet.be.
[1] Le Nouveau Vincentien, n°2, Bruxelles, Société de Saint-Vincent de Paul de Belgique, 2e trimestre 2011.
[2] Le Soir, Bruxelles, Rossel & cie, 13/02/2012.
[3] À ma guise, Chronique 1943-1947, Banc d’essai, Agone, ORWELL Georges, pp. 256-257, 2008.
[4] Propos tenus lors de l’assemblée d’Entraide et Fraternité/Vivre Ensemble, « La pauvreté nuit gravement à la santé », 28-29 août 2008.
[5] Idem.
[6] HONNETH Axel, La Société du mépris, Paris, La Découverte, 2006.
[7] Prix du jury au Festival de Cannes 2012.
[8] In La Libre culture, Bruxelles, la Libre Belgique, 7/06/2012
[9] L’art d’ignorer les pauvres, GALBRAITH John Kenneth, in Le Monde Diplomatique, octobre 2005 [Harper’s Magazine, novembre 1985.
[10] Idem.
[11] Idem
[12] Pilier de l’école de Chicago dans les années ‘60 ayant diffusé les idées néo-libérales à travers le monde.
[13] L’art d’ignorer les pauvres, GALBRAITH John Kenneth, in Le Monde Diplomatique, octobre 2005.
[14] Rapport du Conseil supérieur du travail social en France, RHANEMA Majid et PAUGAM Serge, Rennes, Éditions de l’École Nationale de la Santé Publique, 2007, pp.44-52.
[15] RAHNEMA Majid, Quand la misère chasse la pauvreté, Arles, Actes Sud/Montréal, Léméac, 2004.
[16] Le travail social confronté aux nouveaux visages de la pauvreté et de l’exclusion, Rapport du Conseil supérieur du travail social en France, RHANEMA Majid et PAUGAM Serge, Rennes, Éditions de l’École Nationale de la Santé Publique, 2007, p.48.
[17] MAHY Christine, Contrastes Pauvreté, septembre-octobre 2011.
[18] La misère hors la loi, Conversations pour demain, Éditions Textuel, 2000, 132 p.
[19] PAUGAM Serge, Les formes élémentaires de la pauvreté, Paris, Le lien social, PUF, 2005.
[20] Introduction à l’ouvrage consacré à Georg Simmel, Les pauvres, Paris, PUF, 2008, p.33
[21] Septembre 2009
[22] Accès à l’énergie et précarité : un marché de dupes ? , Vivre Ensemble Éducation, 2010.
[23] Rue Félix Vande Sande 40, 1081 Koekelberg.
[24] Centre d’accueil d’urgence –hébergement de nuit.
[25] Les réductions successives mènent à un forfait au bout de quatre ans : 1.090,70 euros pour un chef de ménage, 916, 24 euros pour un isolé, 483,86 euros pour un cohabitant.
[26] Les effets pervers d’une diminution progressive des allocations de chômage, Revue Nouvelle, Bruxelles, juillet-août 2012, pp. 6-9.
[27] Idem, p.9.
[28] Travailleur social : acteur de changement ou panseur de plaies ?, Vivre Ensemble Éducation, 2010.
[29] Conditionnalité des droits, Publication ATD Quart Monde, Bruxelles, 2008.
[30] Pauvreté : assez de rapports, il faut agir vite, in Les Nouvelles formes de pauvreté, Bruxelles, PAC éditions, 2008, p.106.
[31] Aide Médicale Urgente pour personnes en séjour irrégulier. Où cela coince-t-il ? , Bruxelles, juin 2012, 23p.
[32] Idem.
[33] Source : Observatoire des inégalités : www.inegalites.fr
[34] Toute personne touchant moins de 60% du revenu médian.
[35] TOUMPSIN Katheline, La lutte contre la pauvreté et cohésion sociale : combat collectif et quotidien, Pax Christi, Analyse, 2008.
[36] HONNET Axel, La société du mépris, Paris, La Découverte, 2006, 349p.